Le commandant en chef de l'ensemble du site Natzweiler-Struthof en personne, le SS Hauptsturmführer Kramer, capitaine, entouré de son état-major et d'un nombre considérable des SS en armes, prit position sur la voie carrossable, face à la première plate-forme d'appel, à l'endroit même où notre camarade avait été bastonné. Toute la population concentrationnaire fut rassemblée sur les deux places d'appel du haut. Une potence avait été dressée sur la première. Un silence de mort régnait. Il était midi. Un jeune Russe monta sur une planche posée sur deux tréteaux. Un kapo lui fixa une corde autour du cou. Un temps pour nous interminable s'écoula. Nous avions les yeux fixés sur le jeune homme. Sur un signe de Kramer, le kapo tira sur la planche, le corps du supplicié s'affaissa, son sexe se raidit sous son pantalon comme dans un dernier salut à la vie. Le bourreau se suspendit aux pieds du pendu. C'était sa façon de donner le coup de grâce. Les hommes et la nature observèrent le silence le plus total. Trouant la ferveur et la solennité du moment et des lieux, Kramer lança alors son célèbre : « So häng ich euch alle ! », c'est ainsi que je vous pendrai tous ! Sinistre et théâtral.
Nous étions muets de terreur.
On nous renvoya dans nos baraquements respectifs. Pour fêter dignement NoëI, nous eûmes droit à une tranche de saucisson supplémentaire. Noël est en Allemagne la fête la plus importante.
J'étais broyé mentalement, en cette fin d'année 1943. J'aurais voulu que le temps s'arrêtât un peu, qu'un répit me soit concédé pour que je puisse comprendre. Pourquoi ce système qui pouvait exterminer tout le monde sur le champ, ne le faisait-il qu'à petit feu ? Comment des victimes, des détenus, pouvaient-ils se transformer en bourreaux ? Qu'en est-il de cette rumeur persistante à propos d'une chambre à gaz qu'aucun de nous n'avait encore vue ? Et cette infirmerie, appelée Revier, où on soigne peu et où on pique beaucoup, est-elle une antichambre de la mort ?