Deux jours que nous sommes partis. Le train s’est arrêté. Il semble que nous soyons arrivés à destination.
Hanovre ! « C’est dans le nord de l’Allemagne » dit une maman. Des soldats en armes, alignés sur le quai nous font face. C’est bien nous qu’ils attendent. Descendus du train, entourés, regroupés en colonne, nous sommes tout de suite assaillis par des interjections gutturales, hurlées, brutales. Poussés sans ménagement, apostrophés d’ordres que nous ne comprenons pas mais que nous devinons, nous montons dans les camions qui nous attendent.
Cette nouvelle situation violente, le comportement des soldats allemands et leurs injonctions hurlées ajoutent à ma frayeur. J’ai déjà ressenti de la peur depuis mon arrestation, à Drancy, mais cette arrivée effroyable après ce transfert me pétrifie. Il n’y a pas de limite à la peur.
Serrés les uns contre les autres dans des camions nous traversons un paysage sauvage et boisé. Après avoir franchi le seuil, peut-être l’entrée d’un camp, nous nous trouvons dans un endroit qui ressemble à un cantonnement militaire.
Descendus à terre, notre bagage à la main, ébranlés par les vociférations de nos gardiens, ces cris auxquels nous ne nous sommes pas encore habitués, nous pouvons maintenant regarder autour de nous et, les yeux agrandis de stupeur, découvrir notre nouveau lieu d’internement. Nous allons connaître son nom, Bergen-Belsen.
Une large allée coupe le camp en son milieu. De chaque côté, des baraquements, de grandes baraques basses, sinistres, certaines groupées et séparées des autres par des rangées de barbelés. Aussi loin que porte le regard, des arbres, des barbelés encore encerclent le camp et en marquent la limite. Rappelant ceux de Drancy des miradors dans lesquels on aperçoit des sentinelles en armes. Se détachant dans le ciel, surplombant de sa hauteur les baraquements, se dresse une grande cheminée. On dirait une cheminée d’usine. Tout est sinistre dans ce paysage, la masse sombre des arbres au loin, les baraques, le ciel bas comme un mauvais présage, rien ne vient rompre cette uniformité lugubre qui dégage, à peine avons-nous mis un pied sur ce sol, un climat d’hostilité.
Mon attention est attirée par un groupe de personnes. Immobiles, les mains agrippées aux barbelés, des hommes et des femmes dépenaillés, visages émaciés, têtes rasées, nous regardent avec des yeux fixes, semblant attendre quelque chose de nous. Certains d’entre eux portent la main à leur bouche, ce signe compréhensible par tous, « manger ». Plus loin, un autre groupe de gens vêtus de costumes bizarres ressemblant à des pyjamas rayés, coiffés d’une toque du même tissu, nous fixe intensément de ce regard vide et fiévreux caractéristique des déportés.
Je suis saisi. Est-ce en ce lieu, parmi tous ces gens, que je vais vivre maintenant ? Je me rapproche encore plus de Maman, submergé par une grande crainte. Je ne suis pas seul bien sûr à ressentir cette impression et notre groupe est stupéfait par ce qu’il découvre. Ce qui me frappe le plus pour l’instant, c’est l’expression agressive des officiers SS, leur regard glacial et leur dureté. Plantés devant nous, raides, les jambes écartées, les mains derrière le dos tenant une cravache, vêtus de leur longue capote, leur casquette avec cet insigne à tête de mort au-dessus de la visière, l’insigne des SS, ils affirment par cette allure leur supériorité, leur domination et leur volonté intransigeante de nous soumettre.
Nous sommes comptés puis recomptés et dirigés vers une baraque. Celle-ci est déjà en partie occupée par des femmes et des enfants juifs de plusieurs nationalités que je découvre, hollandais, grecs allemands, albanais et encore d’autres qui, comme nous, ont gardé leurs vêtements civils avec l’étoile jaune sur la poitrine. Ces personnes de nationalités différentes sont la preuve de la chasse démente des nazis contre tous les juifs. J’entends pour la première fois les noms de Salonique, de Tripoli. Dans nos tentatives de communication, le yiddish, connu de nombreux juifs originaires d’Europe centrale, facilite un peu les échanges. Les internés de cette baraque paraissent en moins mauvaise condition que ceux aperçus à notre arrivée.
Il semblerait que notre convoi ne soit plus « protégé » par la Convention de Genève, mais considéré, ainsi que nous le supposions depuis notre départ, comme des « otages » pouvant servir de « monnaie d’échange ». Dans l’ignorance totale du sort qui nous est réservé nous sommes soumis, dès notre arrivée, au même régime que les déportés que nous avons rejoints ; car il faut dire « déportés » maintenant.
Ces grandes baraques sont remplies par des lits en bois à trois étages disposés en rangées. De rares endroits restés libres permettent d’y caser quelques tables. L’espace est restreint et il est difficile de se mouvoir dans ces travées pour accéder à sa place. Pour l’instant nous restons ensemble, Maman, Irène, Roger et moi. Mais bientôt avec mes onze ans il me faut rejoindre, le soir, la baraque des hommes. Cette séparation sera un choc immense.