Je découvre avec les miens le camp dont j’avais déjà entendu parler : Drancy

À la fin d’un long parcours à travers la banlieue, l’angoisse au ventre, nous arrivons devant des portes grillagées couvertes de barbelés et gardées par des gendarmes. Après en avoir franchi le seuil nous découvrons un grand espace, une cour dont la partie centrale est couverte d’herbe et fermée sur trois côtés par de longs bâtiments.

À peine entrés, nous ressentons une impression d’enfermement. Les grands bâtiments en ciment, les clôtures de barbelés qui cachent la vue du monde extérieur, nous confirment cette douloureuse sensation d’emprisonnement.

Débarqués de l’autobus nous sommes conduits, encadrés par les gendarmes, vers une longue baraque à l’extrémité de la cour. Au loin, sans oser s’approcher, quelques personnes nous font signe de cacher le peu de bien précieux que nous aurions avec nous. Maman glisse alors dans le bas de la doublure de son manteau son alliance et sa bague de fiançailles. Nous comprenons le pourquoi de ces signes en pénétrant dans la baraque de fouille. Derrière de longues tables, des civils, sous la surveillance des gendarmes, nous enjoignent d’ouvrir nos valises, les petits bagages pour en contrôler le contenu afin de leur confier bijoux, argent ou tout autre objet de valeur car nous ne devons garder que les vêtements et la nourriture que nous possédons. Je découvre avec les miens le camp dont j’avais déjà entendu parler : Drancy.

Après la fouille, avec d’autres femmes et enfants arrivés en même temps que nous, nous sommes dirigés vers un des bâtiments et assignés à un numéro d’escalier. On nous attribue une grande pièce sinistre, brute de ciment, située au quatrième et dernier étage. Sur les sols inégaux, les canalisations apparentes manquent de nous faire trébucher. Des lits superposés et une grande table occupent l’espace de cette chambrée laissant peu de place pour évoluer. L’installation se fait tant bien que mal et il nous faut accepter une cohabitation et une promiscuité dont personne n’a l’habitude mais tout le monde fait preuve de bonne volonté et enfin chacun trouve sa place.

L’ensemble du camp de Drancy forme un grand « U ». Deux longues bâtisses de quatre étages reliées entre elles par une plus petite. Dans le bloc I à droite en entrant sont regroupées, parquées plutôt, les personnes avant leur déportation. Les jours de départ des convois tombe l’interdiction formelle de sortir dans la cour et d’avoir des contacts avec les gens en partance. Seuls circulent alors dans ce grand espace les gendarmes, des civils de la milice et des agents de la Gestapo reconnaissables à leurs manteaux de cuir. Les « partants » souvent accompagnés d’enfants, attendent avec leur maigre bagage le moment de monter dans des camions ou des autobus, ces mêmes autobus qui transportaient les gens au travail ou vers d’autres occupations.

Nous voyons des malades, des femmes enceintes, des vieillards soutenus, pour ceux qui ne peuvent marcher, ou portés sur des brancards par des personnes préposées à cette tâche, amenés ainsi jusqu’aux véhicules de départ dans la cour.

Je ressens alors que la masse de ces personnes rassemblées, silencieuses, fait planer sur Drancy un profond malaise. Si je n’ai pas été témoin de départ troublé par des cris de révolte ou de détresse, des détenus nous ont dit, à ce moment-là, avoir vécu des scènes déchirantes.

Notre bloc, le bloc II, est situé dans le bâtiment de gauche où se trouvent, au rez-de-chaussée, l’infirmerie et d’autres services. Consignés dans les chambrées et agglutinés derrière les fenêtres, c’est ainsi que nous voyons arriver des groupes de personnes venant de toute la France. Nous avons vu ainsi des gens vêtus de short et chemise légère, arrivant probablement du Sud, sans bagage. Bouleversés par ce que nous voyons, sans pouvoir intervenir ni leur apporter aide ou soutien, nous assistons à l’arrivée de groupes d’enfants de tous âges, seuls, des tout petits, les plus grands les tenant par la main, pleurant, hagards et tout de suite dirigés vers le « bloc de départ ».

Parmi ces enfants – je l’apprendrai plus tard – se trouvent les enfants de la Maison d’Izieu, arrêtés le 6 avril 1944 sur ordre du SS Klaus Barbie.

Des parents ont confié leurs enfants à des organisations ou à des familles dans l’espoir de les soustraire aux arrestations. Beaucoup de ces parents ont été arrêtés et déportés par la suite de telle sorte que bien des enfants étaient déjà orphelins. Les nazis débusquent jusque dans les moindres cachettes ces jeunes innocents dont l’arrestation était souvent due à des dénonciations.

Pendant les trois mois que dure notre séjour nous assistons à de nombreux départs et arrivées. Tout cela semble scrupuleusement organisé et dirigé. Nous voyons peu de soldats allemands circuler dans le camp. La plus grande partie de l’administration est confiée à la gendarmerie française et à des internés juifs. Un officier allemand commande tout ce monde, en est l’organisateur et le maître d’œuvre : Aloïs Brunner, un SS.

Le plus petit des bâtiments, le bloc III, sert principalement à l’administration du camp, c’est la Kommandantur. Y sont détenus, selon la rumeur, les dirigeants juifs du camp, des internés au statut particulier, des personnalités diverses, politiques, artistiques et certaines personnes dont les mariages sont mixtes – juifs et aryens – et d’autres encore dont la présence ancienne en France, depuis plusieurs générations, peut donner prétexte à de meilleures conditions de vie. Les sous-sols de ce bâtiment servent aussi de cachots d’où nous parviennent, quand nous passons à proximité, des cris, les cris de douleur de suppliciés lors d’interrogatoires. J’ai le souvenir de deux endroits d’où provenaient ces cris et auxquels nous avions accès. L’un, derrière une porte donnant accès aux sous-sols à l’angle des blocs II et III, l’autre, sur la façade extérieure du bâtiment II à la hauteur d’un soupirail.

Dans ces sous-sols, la Gestapo et des miliciens français ont commis d’horribles exactions.

Les nazis et leurs aides chassent sans relâche les enfants juifs. Ainsi Maman est convoquée à la Kommandantur et interrogée pour dire où se trouvait son quatrième enfant, notre jeune sœur. Elle est brutalement giflée par l’officier allemand qui l’interroge. Maman ne dévoile pas le lieu où est cachée Alice. Cet interrogatoire violent n’a heureusement pas de suites.

À Drancy, quand nous sommes arrivés, en février 1944, la nourriture est mangeable mais il semble bien qu’il n’en soit pas de même pour tout le monde dans le camp. C’est un lieu clos où circulent rapidement les informations ; nous apprenons ainsi que les premiers internés ont souffert de la faim et que les personnes rassemblées en instance de départ, consignées au bloc I, reçoivent une alimentation encore moindre que la nôtre.

Dans notre chambrée, qui réunit des personnes de statut différent, il y a une majorité de femmes arrêtées avec leurs enfants dont les maris ou les pères sont des prisonniers de guerre juifs. Le 4 février 1944, l’arrestation de ces femmes et de leurs enfants marque la fin de ce qui semble avoir été jusque-là « un privilège » et qui devient le prétexte à une rafle particulière.

Des affinités se révèlent et des groupes se forment. Pour améliorer l’ordinaire, le génie inventif de nos mamans fait merveille, la débrouillardise et le troc font le reste. Je découvre que l’on peut manger des pâtes avec de la confiture.

Nous ne figurons pas sur les listes de départ et la vie à Drancy s’organise tant bien que mal. Nos mamans sont occupées à diverses tâches et nous les enfants sommes plus ou moins livrés à nous-mêmes. Dans une pièce, des adultes essaient de nous distraire et nous donnent un semblant d’étude et d’activités. Je revoie sur un mur de cette pièce l’esquisse d’un grand dessin représentant les personnages des contes de Perrault tels le Chat Botté, Riquet à la Houppe, et le Petit Chaperon Rouge. L’artiste n’a pas eu la possibilité de terminer son œuvre. Nous admirons les exploits de force d’un athlète, un bel homme aux muscles d’acier d’une trentaine d’année, un artiste de cirque : Samson. Maman est affligée en apprenant que lui, un juif, accompagne la milice française et participe à l’arrestation d’autres juifs, d’autant que Samson a fait partie d’un groupe d’amis que Maman fréquentait dans sa jeunesse. Un autre juif participe à l’arrestation de ses semblables, Oscar Reich. Ancien champion de football, il se fait remarquer par son adresse lorsqu’il envoie d’un magistral coup de pied le ballon par-dessus les quatre étages des bâtiments.

Quand nous ne sommes pas consignés, il nous est permis d’évoluer et de jouer dans la cour. Avec un de mes copains je fais de grandes cavalcades autour du parterre central. En passant de l’autre côté de notre bloc nous pouvons apercevoir au loin les arbres, les maisons d’habitations où vivent les gens en liberté. Il ne nous est pas permis de nous approcher de la clôture de barbelés gardée par les gendarmes. Quelques personnes, tout de même, réussissent à communiquer par signes avec l’extérieur. Ces semblants de liberté sont appréciés car règne en permanence à l’intérieur du camp cette effervescence maligne annonciatrice d’arrivées ou de départs.

Des gens que nous côtoyons, certains ont déjà effectué de longs séjours dans d’autres camps d’internement. On les reconnaît facilement à leur mauvaise mine, et leurs vêtements défraîchis, élimés et sales accusent une présence prolongée en des lieux où l’hygiène fait gravement défaut. On essaie d’avoir auprès d’eux des renseignements sur des parents ou des amis arrêtés avant nous dont on est sans nouvelles depuis longtemps. La grande interrogation est de savoir où vont les gens qui partent. Personne n’est en mesure de répondre. Seules courent des suppositions quant à la destination de tous ces convois, des camps à l’est de l’Europe.

Les rumeurs qui participent à la mémoire du camp rapportent qu’il y eut plusieurs tentatives d’évasion mais très peu avec succès. Dans les derniers mois de 1943 des détenus ont creusé un tunnel partant des caves d’un bâtiment et passant sous les barbelés. Il devait permettre l’évasion de très nombreuses personnes en même temps. Hélas, ils ont été découverts alors qu’ils touchaient presque au but.

3 mai 1944. Depuis la veille une grande agitation règne dans notre escalier et notre chambrée. Nous sommes sur la liste du prochain départ. Cette fois, ça y est, nous allons faire partie de cette cohorte de gens rassemblés que l’on voyait du haut de notre fenêtre, cette cohorte muette, encadrée de gendarmes.

Jacques SAUREL, De Drancy à Bergen-Belsen. 1944-1945, Paris, Le Manuscrit, Collection Mémoires de la Shoah, FMS, 2006, extraits de la p.83 à la p.92