La troisième et dernière phase s'étend de février à août 1943. Elle comprend principalement la création du ghetto Baron-Hirsch, la confiscation des capitaux juifs, la destruction par le feu des archives municipales, et enfin la déportation des Juifs dont la destination officielle était Cracovie.
Le ghetto fut créé sur l'emplacement d'un quartier juif situé face à la gare centrale, et qui avait été construit par le baron de Hirsch pour abriter des sans-logis (à la suite de l'incendie de 1917). Trois mille personnes environ y demeuraient. Les Allemands le cernèrent de toutes parts avec de hautes barrières en bois, en aménageant trois sorties dont une qui donnait sur la voie ferrée. Ils installèrent également quelques postes de garde, avec des sentinelles armées de mitrailleuses.
Travaillant comme ingénieur à titre bénévole au service de la communauté juive, j'ai aidé au transfert des tombes (à vrai dire, des ossements) de l'ancien cimetière juif, et aussi à la construction des barrières du ghetto, et j'ai aménagé à l'intérieur un bâtiment pour les services de la sécurité allemande. C'est à cette occasion que j'ai connu de près Wisliceny et Brunner, et comme je connaissais un peu l'allemand, j'arrivais à saisir des bribes de leur conversation.
Lors de leur arrivée, nous avions cru que ces deux sbires étaient venus pour appliquer les lois raciales de Nuremberg. Lorsque le ghetto du Baron-Hirsch fut terminé, et tandis que je branchais une ligne électrique, je surpris une conversation téléphonique entre Wisliceny, qui se trouvait près de moi, et Brunner qui devait être à son bureau de la Gestapo: « je pense que la déportation des Juifs pourrait commencer dans une semaine.» Cette phrase me fit l'effet d'une bombe. Ainsi, il ne s'agissait pas seulement de construire un ghetto, mais ils avaient en tête un plan de déportation. Ce mot était encore ignoré de nous.
Je terminai rapidement mon travail et rentrai chez moi. En route, je rencontrai un membre du conseil communal ; je lui fis part de ce que j'avais entendu. « Fais attention, mon ami, il ne faut pas propager des idées pareilles qui pourraient créer la panique dans la population. Si tu le dis à quelqu'un d'autre, je vais parler de toi au grand rabbin Koretz, et tu risques d'être signalé à la Gestapo.» Je me le tins pour dit. Cela signifiait que les dirigeants de la communauté de Salonique collaboraient avec les Allemands.
Le dimanche 14 mars 1943, la Sichereit Dienst ordonne au grand rabbin Zvi Koretz de convoquer tous les résidents dans la synagogue, située à l'intérieur du ghetto, afin de leur annoncer le départ imminent pour Cracovie (en Pologne). La réunion a lieu à 11 heures du matin ; tous sont présents. Koretz leur annonce que la grande communauté de Cracovie va les recevoir comme des frères. « Chacun de vous trouvera un emploi conforme à ses goûts, à ses aptitudes, à ses connaissances et à son expérience. »
Et, la mort dans l'âme, tout le monde se prépare au départ pour Cracovie. On donne à chacun un chèque de six cents zlotys, signé par la Gestapo, dont l'équivalent devait être payé en drachmes. La farce continue donc jusqu'au dernier moment.
Le premier transport, comprenant un total de deux mille huit cents personnes, est arrivé à Birkenau le 20 mars 1943.
Dès le lendemain de leur déportation, le ghetto fut de nouveau rempli par les Juifs du quartier Aghia-Paraskevi et Vardar. Dix mille personnes se sont soudain trouvées entassées brutalement dans cet espace prévu pour trois mille. Les déportations ont continué par tranches de trois mille, tous les deux ou trois jours. Nous qui vivions de l'autre côté de la ville, nous avions accepté l'idée que notre tour allait venir et que nous allions rejoindre nos proches en Pologne.
Au moment de notre déportation, Nora, qui avait vingt ans à peine, était enceinte de huit mois. Pour montrer à quel point nous étions dans l'ignorance la plus totale de ce qui allait nous arriver, je l'avais amenée peu avant chez notre voisin et ami, le célèbre médecin gynécologue Luigi Modiano. Après avoir soigneusement examiné ma femme, celui-ci se tourna vers moi et me dit: « Jacques, il n'y a pas lieu de t'inquiéter outre mesure. L'état de grossesse de Nora est tout à fait normal. Mon collègue de Cracovie procédera à l'accouchement exactement comme je le ferais moi-même ... » Il faut préciser que le docteur Modiano était d'origine italienne et pouvait donc continuer encore à exercer sa profession.
[…] Ma famille et moi-même avons fait partie du convoi numéro 16, composé de 2500 personnes au départ. Sur ce total, 568 hommes et 247 femmes ont reçu un numéro de tatouage, soit 815 personnes au total. Les autres, soit 1685 personnes, ont disparu dès l'arrivée (chambre à gaz et crématorium).
Le départ se faisait avec une cruauté indescriptible. Les déportés étaient entassés dans des wagons à bestiaux, à raison de quatre-vingts personnes environ par wagon, hommes, femmes, vieillards, malades, enfants. Il faut dire que dans chaque wagon se trouvait un seau d'eau potable, des vivres, en dehors de ceux que chaque famille pouvait apporter, placés là par l'Organisation des chemins de fer helléniques (raisins secs, figues séchées, etc.), une tinette qui était manifestement insuffisante. Les déportés pouvaient à peine s'asseoir, et il fallait le plus souvent se tenir debout ; l'aération, minimale, était assurée par deux lucarnes latérales grillagées avec du fil de fer barbelé.
Les portes des wagons, fermées de l'extérieur, étaient ouvertes de temps à autre pour nous permettre de vider les tinettes et nous approvisionner en eau potable. À l'un de ces arrêts, probablement dans une petite gare des environs de Vienne, les portes s'ouvrent brutalement. J'aperçois, sur le quai, le SS Brunner, qui me connaît depuis l'installation du ghetto Baron-Hirsch. Dès qu'il m'aperçoit, il me fait signe de descendre avec un autre jeune. Nous sortons donc à deux du wagon, et il nous fait signe de le suivre.
Arrivés à la hauteur de son compartiment (un wagon de voyageurs normal), il nous demande de transporter, à deux, une caissette en bois lourdement chargée. Nous la transportons jusqu'à l'entrée principale de la gare. Il nous fait signe de revenir et nous transportons une deuxième caissette, aussi lourde que la première. Il me demande ensuite de regagner notre wagon, et peu après notre train se remet en marche. Que pouvaient contenir ces caissettes? Certainement l'or et les bijoux volés à nos compatriotes de Salonique.
[…] Le train se remit donc en marche, mais, nous semblait-il, en accélérant. Nous n'allions pas tarder à parvenir à notre destination; ce qui allait être, hélas! la solution finale pour la plus grande partie d'entre nous.