Quitter Auschwitz

Notre colonne de 500 prisonniers, organisée en rangées de cinq, est semblable aux précédentes, déjà parties. Nous ne le savions pas alors, mais depuis les camps d’Auschwitz, de Birkenau et des différents sous-camps du complexe concentrationnaire, ce sont près de 60 000 prisonniers qui sont « évacués » en quelques heures.

Nous sommes encadrés par des SS. La discipline intermédiaire assurée jusque-là par des Kapos n’est plus en vigueur. Nous en profitons pour nous regrouper, cinq ou six Français, et décidons de nous soutenir et de partager ce que nous possédons. Chacun, à tour de rôle, portera notre richesse : le pain est mis dans une enveloppe de paillasse que l’un de nous a emportée.

La route est étroite et gelée. La lune accentue une luminosité réfléchie par les champs alentour. Il fait horriblement froid, moins 20 degrés sans doute, peut-être plus. […]

Nos ridicules habits de prisonniers sont inadaptés à ce froid qui mord mes oreilles et fait de mon corps un bloc de douleur qu’il faut mouvoir. Au fil des heures, la cadence de marche ne faiblit pas. Les camarades munis de chaussures à semelles de bois marchent péniblement et les empeignes en toile qui les forment se détachent des semelles. Ils vont bientôt se retrouver sans chaussures. Il faut continuer, continuer à marcher. Ceux qui le peuvent découpent des lanières dans leur couverture pour attacher les semelles de bois à leurs pieds ; d’autres enveloppent leurs pieds nus.

Le gel et son alliée, la mort, ont donné rendez-vous à tant de malheureux dans cette foule d’automates souffrants, mus encore par un espoir de survie. La lucidité s’en va. La lutte entre la volonté de vivre et la présence de la mort n’a toujours qu’une seule gagnante. Les camarades sont contraints d’aller pieds nus sur la glace qui attaque et s’empare des pieds, petit à petit les jambes se raidissent à leur tour, les genoux se plient, les corps basculent et tombent comme en prière. Personne ne peut rien pour ces malheureux, figés sur place. Les SS qui ferment les colonnes les abattent d’une balle dans la tête.

Les images hallucinantes de ces scènes réapparaissent, indélébiles : femmes et hommes momifiés par le gel, poussés sur le bord du chemin, tués là, cadavres abandonnés, mêlés à ceux de chevaux, les jambes en l’air près de charrettes renversées. Le poème de la retraite de Russie de Victor Hugo appris sur les bancs de l’école vient à ma mémoire.

[…] Cette retraite forcée n’est pas la nôtre, nous la subissons dans la douleur ; l’espoir d’une future délivrance nous porte aussi. Sur la route, à un carrefour, une colonne de femmes doit céder le passage à notre colonne, s’arrêtant à la perpendiculaire de la nôtre : incroyable ! Au clair de lune, je vois le visage de Liliane, la tête entourée d’un tissu. Je l’appelle, je crie. En réponse, elle crie aussi mon prénom. Quelques gestes de nos bras dans les airs et c’est fini. Nous devons poursuivre inexorablement. Voilà près d’un an que je ne l’ai vue ; en fait, depuis notre départ de Drancy. S’entrevoir là, dans ces conditions apocalyptiques, est un cadeau que je reçois comme un symbole d’espérance. Serait-ce tout ce que la vie nous offrirait ? Cette fugitive rencontre va être pour moi une source de courage et d’espoir dans les semaines suivantes, interprétée comme un signe de bonheur à venir.

Voici une quinzaine d’heures que nous marchons sans le moindre arrêt. Nous sommes à bout de forces. Certains dorment en marchant. Tout poids à porter, fut-il faible, est pénible. De temps en temps, un camarade de notre groupe prend avec parcimonie un morceau de pain. Il faut être économe devant l’inconnu.

Les villages traversés semblent déserts. Les idées d’évasion germent. La lassitude des SS est visible au point que l’un d’eux, qui porte d’un côté son fusil et de l’autre une bien grosse valise, m’oblige à la prendre « en charge ». Elle est lourde. Je l’imagine remplie d’objets précieux appartenant aux Juifs assassinés. Que faire ? Le SS marche à mon côté. Je suis épuisé et je sens que je ne pourrai tenir longtemps. Après la traversée d’un village, il est contraint de s’éloigner quelques minutes. J’en profite pour abandonner là son bien et fuis le plus rapidement possible vers l’avant de la colonne. Je me noie dans le flot des malheureux, du côté opposé à celui où officie le SS. L’essentiel est qu’il ne me reconnaisse pas. De toute façon, j’imagine que son souci est avant tout de récupérer sa valise, son trésor. Mais cet épisode m’a éloigné du groupe de Français et de notre propre trésor, notre pain. Sans trop de peine, je les rejoins. J’apprends immédiatement la disparition de notre richesse, notre sac de pain a été volé alors que notre porteur dormait en marchant. Impossible de le retrouver dans les rangs de la colonne devenue chaotique et traînante.

C’est un coup terrible pour le moral de notre petit groupe, notre survie est enjeu. Dès cet instant, le groupe cesse d’être ; nous revenons au « chacun pour soi » dans cette lutte incessante pour la vie.

Le 19 janvier, au milieu de la journée, épuisés, affamés, nous faisons halte dans une grande ferme. La grange qui nous héberge est vite pleine. Nous sommes les uns à côté des autres, les uns sur les autres. Des rats énormes courent le long des poutres. Rien ne les fait fuir, on dirait qu’ils sentent la mort. Il est difficile de se reposer, on a faim, pas le moindre liquide chaud ne vient réchauffer nos corps. Nos pieds enflés sont meurtris, endoloris, glacés, gelés pour certains.

Ceux qui ont enlevé leurs chaussures peinent à les remettre ; dans l’impossibilité de le faire et de marcher ils seront abattus. Un peu avant la tombée de la nuit, nous repartons.

Une nouvelle nuit de marche commence. Ceux qui ont emporté une couverture s’en séparent. Notre corps et notre esprit s’allient pour tenir et marcher en automate autant que nos ressorts tiendront. Je suis seul dans le flot. Je sens mes chevilles saigner. Le cuir très dur des bottes trop petites les met à vif. Grâce à elles, mes pieds nus ne gèlent pas. Merci Milou.

Le matin, sans le moindre arrêt, on nous dirige sur le quai d’une gare de marchandises. À cet instant, nous ne savons pas où nous sommes. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de Gleiwitz.

Un train de wagons charbonniers est en stationnement. Nous devons nous hisser dans une caisse métallique noire et glacée. Quelques flocons de neige flottent et mouillent le sol du wagon. À défaut de pain, nous pouvons au moins humecter nos lèvres. Nous ne tenons plus debout. Le ventre creux, transis par le froid, nous nous allongeons sur un fin matelas d’eau charbonneuse. Blottis les uns contre les autres, un semblant d’entraide réapparaît.

Raphaël ESRAIL, L'espérance d'un baiser, Paris, Laffont, 2017, pp.159-163