Venant de Heinkel où j’avais un peu abusé du sabotage, - trois refus successifs de la part du contrôle de la pièce que j’étais chargé d’usiner -, je fus dès le lendemain transféré à la fonderie de Klinker. Le travail dans la colonne de la fonderie où je fus affecté était particulièrement pénible. Nous transportions, dans des récipients appelés poches, de la fonte en fusion pour la verser dans des moules de sable noir contenant chacun 6 formes de grenades. Nous travaillions en deux équipes durant douze heures de midi à minuit et de minuit à midi. Ces moules s’alignaient tout au long du bâtiment central sur une longueur de près de cent mètres. Lorsque nous versions la fonte en fusion sur les moules, il se dégageait une fumée âcre noire que nous respirions en hoquetant et qui affectait naturellement nos poumons.
Combien pesaient ces poches que nous transportions à trois sur des espèces de brancard en fer ? Peut-être cinquante kilos… ? Nous ressentions la première douleur lorsque nous nous présentions devant le four au pied du réservoir contenant la fonte en fusion ; un détenu faisait basculer le réservoir ; la fonte en s’écoulant faisait jaillir des étincelles qui brûlaient le dos des deux qui étaient devant et la poitrine de celui qui était derrière. Il fallait ensuite, presser le pas pour atteindre les moules. Les premiers étaient atteints sans trop de dommage, mais plus nous allions plus le parcours était épuisant. Le retour devait s’effectuer en pressant le pas selon l’humeur du Vorarbeiter et la présence plus ou moins lointaine du SS de service. Au bout de six heures de ce travail épuisant nous avions une pause d’une demi-heure qui nous permettait de souffler un peu. Selon l’opinion du Vorarbeiter sur votre travail vous étiez gratifié d’un casse-croûte. Il n’y en avait pas forcément pour tout le monde. Les plus zélés y avaient droit ou les plus en cour.
Pour ma part, par un heureux hasard, dont je ne connais pas les raisons, au bout d’une dizaine de jours, je fus affecté à un autre travail. Au pied du four, je devais recueillir dans un lourd cône en fer supporté par deux grandes roues en fer, les déchets de la ferraille en fusion, on appelait cela la crasse, qui s’écoulaient d’une goulotte pratiquée sur le côté du four, tirer ce cône, lorsqu’il était plein sur un sol en terre vers l’extérieur et le renverser au milieu d’autres détritus. Je faisais ce parcours environ toutes les dix minutes. Je passais ainsi d’une température d’au moins quarante degrés à côté du four à moins cinq à l’extérieur. Souvent les roues du chariot se bloquaient dans une ornière ou calaient sur des cailloux, je faisais des efforts désespérés et m’épuisais pour tenter d’avancer. Heureusement, il se trouvait souvent un détenu qui passait par là pour m’aider à avancer avant que le Vorarbeiter ne m’aide d’un coup ou de plusieurs coups de trique. La solidarité n’était pas un vain mot et se manifestait en diverses occasions.