Le voyage et l'arrivée à Buchenwald

J’ai été arrêté le 11 avril 1944. Mon frère ainé l’a été en même temps et il a fait partie du même convoi et fera les mêmes camps dans les mêmes conditions. Nous avons été conduits à Lyon pour être emprisonnés au fort Montluc. Puis conduits à Buchenwald via Compiègne dans un convoi de 2100 hommes parti le 12 mai.
Nous avons atteint le camp de Buchenwald (forêt de hêtres) le 14 mai dans la soirée, situé sur la colline de l’Ettersberg, près de la ville de Weimar. Nous étions asphyxiés en arrivant, nous n’avions plus de salive tellement nous étions serrés dans les wagons, entre 100 et 120 personnes ; il nous avait été remis une seule boule de pain au départ de Compiègne. Nous étions sans eau ni toilettes, une seule tinette au milieu du wagon. C’était une promiscuité terrible, la moitié d’entre nous était debout, les autres étaient assis. Dans le wagon à bestiaux qui nous transportait un Saint Claudien s’était intégralement trempé dans la tinette pour se rafraîchir.
On ne savait pas où on allait, où on arriverait, on ne savait pas ce qu’était un camp de concentration. Mon frère a sauvé un camarade en le tenant durant le voyage devant la « caluchette » (sorte de petit soupirail dans les wagons) pour qu’il respire. Nous avons pénétré dans le camp par la porte d’entrée où est inscrit « jedem das seine », à chacun son dû. Après avoir franchi le Karachoweg (le bon chemin, en russe Karacho signifie bon) à marche forcée, nous sommes arrivés sur la place d’appel où étaient disposés de grands bacs en bois. Un camarade de Moret était en habit de ski, il a enlevé sa chaussure et a puisé de l’eau dans l’un des grands bacs avec sa chaussure de ski. Moi j’ai trempé ma tête dedans. Nous avons ensuite été transférés à la désinfection, nous avons été totalement dénudés. On nous a pris tout ce que l’on possédait (habits, valises, argent). On était trempés complètement dans des bacs de grésil. Après nous sommes allés au magasin d’habillement, pour toucher une chemise, un pantalon, un bonnet et une veste à rayures de déportés. Ce devait devenir notre uniforme. Certains ont eu la chance d’avoir un pullover ou un pardessus. Nous avons eu en plus une gamelle, mais il n’y en avait pas suffisamment pour tout le monde. Nous avons également reçu notre numéro de déporté, ce fut pour moi le 51557, qu’il m’a fallu apprendre par cœur en Allemand. Je le connais encore, je ne l’oublierai jamais, einundfünzigtausendfünfhundertsiebenundfünfzig. J’ai reçu également comme tous mes autres camarades, le triangle rouge avec un « F » marquant les déportés politiques français, afin que l’on soit marqués et reconnus immédiatement par nos gardiens SS.

De là, j’ai été dirigé vers trois grandes tentes de toile, où tout le convoi des 2000 déportés devait  dormir. Nous étions serrés  tels des sardines. Si on se relevait la nuit, on ne retrouvait pas sa place.  J’y suis resté pendant la quarantaine. Pendant celle-ci, je ne travaillais pas, on a eu des piqûres en rang par cinq, contre diverses maladies.

Albert GIRARDET, Témoignage, Archives AFBDK, 2011