Début avril, c’est dans cet environnement incroyable que parvient l’ordre d’évacuation d’une partie du camp. Une catégorie particulière de détenus, parmi lesquels notre groupe de femmes et enfants français, figure sur la liste des partants. Nous ne comprenons pas bien pourquoi nous devons partir alors que tant de déportés ont afflué vers notre camp. C’est alors que le terme « d’otages » reprend pour nous toute sa signification. Beaucoup de rumeurs ont couru à ce sujet. Nous serions bien une « monnaie d’échange », ce que l’on nous avait laissé supposer depuis longtemps. Échange contre des camions ou des prisonniers de guerre allemands, entre autres. On parle d’une destination et un nom circule : Theresienstadt en Tchécoslovaquie. C’est paraît-il un camp modèle. On dit aussi qu’il y aurait des chambres à gaz là-bas. Vrai, faux ? Et si c’est vrai, alors n’est-ce donc pas la volonté des nazis de nous éliminer d’une façon plus rapide ? Ils ne peuvent plus tabler seulement sur la lente dégradation physique et morale qu’est le système de Bergen-Belsen, pour terminer leur œuvre d’extermination. Nous nous perdons en conjectures.
Nous sommes rassemblés dans l’allée centrale du camp avec à nos pieds le baluchon qui contient le reste de nos hardes. On nous a distribué un peu de pain et du rutabaga cru. Il règne une grande fébrilité et nos gardiens sont surexcités. D’autres déportés, facilement reconnaissables avec leurs vêtements rayés essaient de se glisser dans la grande colonne que nous formons. Les SS les aperçoivent et n’hésitent pas à tirer sur eux à bout portant. L’un d’eux s’écroule tout près de nous et son sang qui se répand coule jusque sous nos pieds. Il y eut ainsi plusieurs exécutions sommaires. Nous n’osons bouger de peur qu’un de nos mouvements ne déclenche sur nous cette folie meurtrière que rien ne semble pouvoir arrêter.
Des camions arrivent qui mettent fin momentanément à notre terreur mais ils ne sont pas assez nombreux pour transporter tout le monde et la plus grande partie d’entre nous ira à pieds. Nous sommes très nombreux, on me dira plus de deux mille. C’est une véritable lutte pour monter dans les quelques véhicules et c’est dans cette bousculade et cette cohue, en se tirant les uns les autres, en se tenant par les vêtements que nous parvenons, Maman, Irène, Roger et moi à grimper dans l’un d’eux. Dans ce tohu-bohu notre grande peur est d’être séparés mais heureusement nous réussissons à rester ensemble. Debout, pressés les uns contre les autres, nous quittons Bergen-Belsen le 9 avril 1945, après onze mois passés dans ce lieu de souffrances, ce camp de malheur devenu dans les derniers mois un des plus immondes mouroirs. Les troupes britanniques, à la libération du camp trouveront plus de treize mille cadavres jonchant le sol.
Le « Train fantôme ».
Le parcours de quelques kilomètres a été terriblement difficile pour ceux qui l’ont effectué à pied. Nous arrivons au bas d’une rampe qui nous mène sur un quai le long duquel stationne un long convoi formé de vieux wagons de voyageurs désaffectés, de wagons à bestiaux et de plates-formes à ciel ouvert. […]
L’espace est réduit pour chacun de nous et s’asseoir à même le sol est d’une grande difficulté. Le wagon plein à craquer, la porte coulissante est refermée avec fracas et nous sommes plongés dans une demi-obscurité. Seules deux petites ouvertures en haut des parois laissent entrer un peu de lumière. Nous ne pouvons pratiquement pas bouger et si parfois nous arrivons à nous déplacer un peu, le temps d’un instant, quelqu’un allonge ses jambes et occupe tout de suite le petit espace laissé libre. Il s’ensuit des disputes et les cris se mêlent aux plaintes de ceux qui se sont blessés en escaladant le wagon. Combien de temps sommes-nous restés ainsi avant que le train ne s’ébranle ? Je ne saurais le dire. Le temps n’existe plus, nous en avons perdu la notion. Dix minutes, une heure, je crois que nous ne savons plus faire la différence. On nous a tellement fait attendre pendant les appels, pour la soupe, pour les douches.
Le train roule lentement, il roule et roule, jour et nuit. Notre parcours est entrecoupé de longs arrêts sans que nous puissions sortir. À l’intérieur du wagon où tout le monde a plus ou moins trouvé une place nous essayons de dormir appuyés les uns contre les autres. Maman rationne le peu de nourriture que nous possédons, ne sachant pas quand on nous en distribuera d’autre. Je repousse le rutabaga, mes gencives me font souffrir au contact de ce dur légume et je préfère m’en priver plutôt que d’avoir si mal. De toutes façons, je commence à avoir moins faim, et ce n’est pas bon signe. J’ai vu des déportés avoir le même symptôme et mourir. Maman me glisse dans la bouche un petit morceau de pain et me force à l’avaler. Elle m’aidera toujours à réagir et c’est dans ses bras, sans doute, que je puiserai le plus de force.
Le wagon est envahi d’une horrible puanteur. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu le moindre récipient pour satisfaire nos besoins et les rares arrêts nous permettant de sortir du wagon pour nous soulager sont tellement espacés. La dysenterie qui plie les corps dans d’abominables souffrances est la cause principale de cette odeur insupportable. Les poux aussi, il faut les endurer et comme nous ne pouvons plus lutter contre eux, ils nous dévorent et nous nous grattons jusqu’au sang.[…]
Le premier mort dans notre wagon. On l’a allongé près de la paroi et il a fallu lui laisser un peu de place. Lors de l’arrêt suivant, il a été descendu sur le ballast et abandonné sans sépulture. La mort fait son œuvre, le typhus que nous avons emporté avec nous fait ses ravages. À chaque arrêt maintenant c’est un ou plusieurs cadavres que l’on abandonne ainsi le long de la voie ferrée. Nous subissons cette fatalité et dans cette incroyable indifférence du sort de notre voisin, nous nous accrochons à l’espoir que la mort ne viendra pas emporter un des membres de notre famille. Est-ce parce que nous avons si peu de force que nous ne ressentons plus rien envers ceux qui meurent près de nous et que nous évoluons comme des somnambules, les ombres que nous sommes devenues ?
[…] Lors d’un arrêt en pleine campagne le train est mitraillé par des avions. C’est la débandade chez les gardiens allemands. Des déportés entassés sur des plates-formes sont blessés et il y a aussi des morts. Quelques-uns agitent des morceaux d’étoffe et font des signes aux avions qui passent en rase motte. Nous reconnaissons sous leurs ailes les couleurs des avions alliés, la cocarde bleu, blanc, rouge de la RAF. Le temps que dure le reste de notre voyage un avion survole de temps en temps notre convoi qui n’est plus attaqué. […]
Les SS ont abandonné le train et nous sommes maintenant gardés par quelques vieux soldats qui n’arborent pas cette tête de mort caractéristique sur leurs uniformes.
Notre périple se poursuit. Nous stationnons un jour en face d’un train sanitaire rempli de blessés allemands. La vue de ces soldats, bras, jambes et tête entourés de bandages ne suscite chez nous aucune compassion. Nous ne sommes plus seuls à souffrir mais leurs souffrances n’égaleront jamais celles que nous subissons.
Une nuit, notre convoi est stoppé et par les fentes dans les parois du wagon nous constatons que nous sommes sur un pont. Ce pont enjambe une route sur laquelle défile une longue procession de camions, d’engins de guerre, de soldats et de civils. Cette vision me rappelle l’Exode que la France a connu en 1940. Tout près, les rougeoiements d’incendies illuminent une ville en flammes. Nous apprendrons plus tard que nous étions dans les faubourgs de Berlin et bien que notre position sur le pont ne soit pas des plus rassurantes, nous nous réjouissons des malheurs de la population allemande.
Nous avons repris notre parcours, trimballés jours et nuits, revenant là où nous étions déjà passés et repartant dans une autre direction. Des adultes l’ont remarqué. Nous sommes en rase campagne, les portes sont ouvertes et nous avons le droit de descendre, même de nous éloigner de la voie. Nous apercevons une rivière mais pour l’atteindre, il faut traverser un champ fraîchement labouré. Les chaussures s’enfoncent dans la terre meuble, c’est un calvaire à chaque pas, mais là-bas coule l’eau. Quelques déportés se déshabillent pour se laver. Je me contente de me désaltérer et de me passer un peu d’eau sur le visage, puis prends le chemin de retour pour regagner le train. Je suis parti avec un camarade, Lucien, et reviens avec lui. Le retour est aussi pénible que l’aller. Nous avons du mal à lever nos pieds de la glaise qui colle à nos semelles. Nous avançons lentement, le train n’est plus loin devant nous, soudain Lucien s’affaisse sur ses genoux et tombe en avant le visage dans la terre. Il ne bouge plus. Je me suis arrêté, je l’ai regardé et je ne me souviens pas si je me suis assuré s’il était mort ou vivant. Je l’ai laissé là et ai continué mon chemin. D’autres compagnons revenaient aussi de la rivière et je crois que personne ne s’est arrêté. Voilà ce que nous étions devenus, indifférents, incroyablement indifférents.
J’ai beaucoup repensé à mon copain Lucien, nous étions souvent ensemble et nous nous entendions bien. Je sais qu’il est resté là-bas, abandonné dans un champ. Lors de notre pèlerinage à Tröbitz en 2005, j’ai eu la confirmation qu’il est mort la veille de notre libération. Son nom figure sur le monument dédié aux victimes de notre convoi, dans le cimetière juif de Tröbitz.
Il était seul parmi nous, sa mère était décédée en janvier à Bergen-Belsen.
Le « Train fantôme », comme on l’appellera plus tard, repart et son parcours est jalonné de cadavres déposés sur le ballast, sans linceul et sans tombe, marquant à jamais dans nos mémoires le souvenir de ce train errant. Nous entendons la canonnade se rapprocher. La surveillance du train s’est relâchée et parfois les portes des wagons ne sont plus verrouillées. La tentation est grande de s’évader, démarche hardie ou désespérée car la majorité des survivants est trop faible pour marcher. Nous sommes au cœur de l’Allemagne, en pays ennemi et quels sont les Allemands qui voudraient aider ces figures d’épouvantail, ces morts-vivants ? Pourtant je l’ai appris plus tard, cinq femmes se sont évadées, se cachant le jour et marchant la nuit jusqu’à leur rencontre avec l’Armée rouge.
Voilà quatorze jours que nous avons quitté Bergen-Belsen, quatorze jours d’errance, de peur, de famine, de crasse, de puanteur et de visions d’horreur rythmés par le martèlement des roues sur les rails. Les forces manquent désormais pour sortir les morts, ils restent à l’intérieur, repoussés dans une partie du wagon et nous voyageons avec eux.
[…] 23 avril 1945 ! Ce n’est que bien plus tard que je connaîtrai cette date. Le train s’est arrêté au milieu de la nuit. Nous sommes maintenant au petit matin et le bruit du canon que nous ne cessions d’entendre, les jours d’avant, s’est tu. Le silence règne au dehors et dans le wagon. Abattus, défaits, la majorité d’entre nous est au bout du rouleau. Soudain un bruit inhabituel attire notre attention. Ce n’est pas un bruit de pas, de bottes, non, on dirait un bruit de sabots de cheval martelant les cailloux qui bordent la voie. De la tête du train une clameur s’élève et les cris que l’on perçoit ne sont pas en allemand. Quelqu’un repousse la porte de notre wagon qui n’est pas verrouillée, et s’écrie : « Les Russes ! Les Russes ! » Nous rassemblons nos forces et nous rapprochant de l’ouverture du wagon, regardons au dehors. Là, une vision à jamais gravée dans ma mémoire !
Venant vers nous ce sont trois cavaliers dans une tenue qui n’est pas celle de nos bourreaux, avec des bonnets de fourrure sur la tête : des soldats russes ! Quelques-uns d’entre nous sont descendus des wagons et je vois un vieil homme, je ne peux oublier cette image, agenouillé sur le sol et embrassant les sabots d’un des chevaux. Leur vue nous ranime, nous sort de la léthargie dans laquelle nous étions plongés depuis si longtemps. Sommes-nous libres ? Nous n’avons pas encore pris conscience de ce qui nous arrive mais dans nos esprits embrouillés naît la sensation qu’enfin nous vivons la fin de notre cauchemar. Je suis trop faible et ne suis pas le seul à ne pouvoir prendre une part active à cet événement. Cela est si brutal, qu’il nous faut du temps pour réaliser et nous sommes toujours sous l’emprise de la peur qui nous mène depuis si longtemps. Ceux qui le peuvent descendent du train, les autres restent allongés sur le plancher du wagon, incapables de se mouvoir. Mes jambes ont du mal à me porter mais je suis tout de même parvenu à descendre.
Depuis deux ou trois jours j’ai de la fièvre et j’ai refusé le peu de nourriture que Maman me tend avec désespoir. J’ai l’impression que mon ventre lourd, gonflé, traîne jusqu’à terre. Je veux participer avec les autres à ce moment unique qu’est notre délivrance mais chaque pas est un calvaire et j’ai du mal à rester debout. Comme tant d’autres avant moi, j’ai le typhus, le typhus dont en principe on ne survit pas. J’ai supporté l’épreuve de Drancy, j’ai survécu aux pires conditions de Bergen-Belsen et là, le jour de la libération, je suis terrassé par la maladie et ne peut participer à cette joie. Moment inimaginable, incroyable hier encore, que ce train arrêté quelque part avec les rescapés descendus sur la voie qui s’étreignent et s’embrassent. J’assiste prostré mais encore conscient, à ce moment inoubliable.