Le but est de nous apprendre à obéir et de nous casser

Au cours de cette même journée, nous sommes rassemblés dans un block. Soudain, un kapo surgit et nous hurle : « Alles heraus ». Nous nous regardons ! Celui-ci hurle de nouveau, s’empare d’une matraque et nous chasse de la baraque. Nous pensons avoir compris le sens du mot « Heraus ».

Le soir du 7 septembre 1944, nous sommes rassemblés sur la place d’appel. Pour nous enlever toutes idées de rébellion ou de résistance, nous assistons à la pendaison d’un détenu. Après la lecture du motif de la condamnation en allemand et en russe, la trappe s’ouvre et notre compagnon reste balancé au bout de sa corde. Ensuite, on nous regroupe et, en rang, nous sommes conduits dans deux blocs isolés du camp par des barricades (les blocks 37 et 38).

On nous fait mettre en ligne. Un de mes camarades n’est pas tout à fait aligné. Un coup de poing lui fait perdre ses lunettes. Myope, étourdi, il ne parvient pas à retrouver sa place et les coups de poing redoublent. Je le prends par l’épaule et le remets dans le rang ; ce qui semble calmer le kapo. Un camarade de Roubaix : Vanhuysse, unijambiste, s’est fait voler son pilon par un SS, qui cherchait du bois sec pour allumer un feu et Vanhuysse n‘est pas revenu.

Nous sommes entrés dans un autre monde. C’est la terrible quarantaine. Le but est de nous apprendre à obéir et de nous casser.

Les lits sont superposés, les sommiers sont composés de planches de bois qu’on se volait les uns aux autres. Il faut que les lits soient faits au carré. Pour cela, on prélève une latte de bois que l’on coince sous la couverture ; les SS passent 3 fois par jour : le matin, le soir pour l’appel, dans la journée pour vérifier la propreté des chambrées et l’inspection des lits. Un lit mal fait est ouvert et le déporté est bon pour les 25 coups de schlague le soir au retour du travail.

Trois fois, je reçois les vingt-cinq coups de gummi (c'est une matraque fabriquée à partir d'un gros câble électrique), sans compter les coups de poing et les coups de pied.

La première fois, c’était au bloc 38. J’étais préposé au nettoyage des cuvettes des WC et les déportés, fatigués par les exercices, venaient se reposer sur les sièges. Le Kapo est intervenu, il m’a dit qu’il y avait trop de monde et m’a indiqué le maximum de 10. Le lendemain, même scénario. Le Kapo compte les personnes et s’aperçoit qu’ils sont plus de 10. Il me dit : « Komm! », m’allonge sur un tabouret et m’attribue la ration de 25 coups. J'ai acquis la technique suivante lorsque l'on me donne ces coups de gummi. Il y a trois façons de subir : soit serrer les dents et ne rien dire, soit crier, soit gémir faiblement. La première méthode excite leur rage ; la deuxième n'est guère meilleure : ils s'acharnent en criant "Ruhe" (silence); la troisième semble les calmer et je l'adopte.

Bien sûr, subir les coups, c’est dur mais le fait d’être traité en esclave et de subir les humiliations et les vexations, est le plus dur à supporter.

La vie aux blocks 37 et 38 est terrible : exercices physiques, marche en canard... Si quelqu'un pose le genou par terre, il reçoit 25 coups de "gummi". Les Juifs sont particulièrement visés. Le kapo Helmut les pourchasse. Il leur fait faire le canard sur un tabouret devant sa fenêtre jusqu'au moment où ils tombent d'inanition. Un soir, on nous avait servi un genre de tisane. Quelques minutes plus tard, les détenus se lèvent les uns après les autres pour aller aux toilettes. Helmut, furieux de ce remue-ménage et de ces allées et venues, nous fait lever en pleine nuit et nous impose une heure de marche en canard. Un camarade fait une crise d'épilepsie : il marche à moitié inconscient, en divaguant. Pour le faire revenir à lui, les kapos lui jettent des seaux d'eau en pleine figure.

Dans le block, je couche au 3ème étage d’un châlit sous les poutres et je dépose mon pain. Je me retourne, plus de pain ! Qui a pris mon pain ? Personne !

Enfin, le 15 octobre 1944, on nous remet une paire de chaussures à semelle de bois, une chemise et un manteau. Après les épreuves de la quarantaine, nous pensons que nous allons partir au travail. Sans doute serons-nous mieux traités ! Hélas, nous allons toujours de mal en pis. Les frères, les amis sont séparés. Comment ont-ils réalisé ce brassage ? Nous remarquons que les matricules qui se suivent sont orientés vers des Kommandos différents. Ce sadisme est voulu. Certains vont à Neuengamme, d'autres à Buchenwald, d'autres enfin, et c'est notre cas, partent pour la base expérimentale de Peenemünde située au nord de l'Allemagne.

Jules MONTAIGNE, in Souvenons nous, Oranienburg Sachsenhausen, Bulletin de l'Amicale n° 212, pp12-13