À Paris régnait une certaine accalmie. Les bombardements avaient cessé et les personnes évacuées purent revenir.
Cependant d'autres difficultés allaient surgir. En premier lieu, il était impossible de trouver du travail, mais surtout les menaces pesant sur les Juifs allaient devenir réalité.
J'avais essayé de me faire embaucher dans l'usine Bloch-Dassault qui fabriquait des moteurs d'avions, mais au bout de quelques jours je fus convoqué par mon chef d'équipe qui me dit que ce travail était trop dur pour moi et que, de toute façon, l'usine allait être évacuée en province.
Je me retrouvais donc de nouveau sans travail, avec ma famille, face à la vindicte d'une population abreuvée de propagande antisémite.
La machine anti-juive était lancée.
Ce fut tout d'abord la création d'un Commissariat Général aux Affaires Juives, avec à sa tête Xavier VaIlat.
La législation anti-juive entra en vigueur.
Il fut interdit aux Juifs d'accéder à la fonction publique ou d'exercer une profession libérale. Dans les entreprises industrielles ou commerciales, on nommait des administrateurs aryens qui devenaient les maîtres effectifs des biens juifs.
Sur les vitrines des boutiques et magasins juifs devaient être apposées des affiches mentionnant leur origine juive.
Puis il fallut se présenter dans les commissariats de quartier et se faire enregistrer comme Juif.
Bientôt, on commença à interner un certain nombre de Juifs dans le camp des Lilas.
Avec ma famille, nous vivotions grâce à de menus travaux de couture que je me procurais ici ou là.
Pourtant, si je l'avais voulu, il m'aurait été possible de me faire embaucher dans des entreprises qui travaillaient pour les Nazis (et certains Juifs n'ont pas hésité à le faire), mais pour moi il n'en était pas question.
Ainsi un fabricant juif m'avait proposé d'installer quelques machines chez moi pour fabriquer des tricots destinés à la Kommandantur - lui-même s'était enrichi de la sorte - mais je lui répondis que je ne courais pas derrière le « Veau d'Or » allemand, et que je préférais crever de faim plutôt que de travailler pour les Nazis.
Il haussa les épaules, mais je pouvais garder la tête haute : j'avais ma conscience pour moi.
Cependant les temps étaient durs. Pour survivre, j'allais de temps en temps au village de Bressuire où je trouvais un peu de ravitaillement à bas prix. J'en rapportais des pommes de terre, du beurre, des légumes verts, un peu de farine, denrées qu'il était très difficile de se procurer à Paris, sinon au marché noir, où c'était hors de prix .
Jusqu'en mai 1941 on arriva ainsi à vivre tant bien que mal mais, à la veille des fêtes de « Chavouot », le malheur s'abattit soudain sur nous.
Il était neuf heures et demi du soir. J'avais un peu de travail à terminer. Ma petite Rosa venait de s'endormir, une petite chanson sur ses lèvres d'enfant, quand soudain des coups si violents ébranlèrent la porte. Ce ne pouvait être que la police. Effectivement deux policiers français étaient là.
Ils me tendirent une convocation de couleur verte selon laquelle je devais me présenter le lendemain, 14 mai 1941, à huit heures du matin, au commissariat de Levallois-Perret, accompagné d'un membre de ma famille.
Malgré l'heure tardive, je me rendis aussitôt chez mon frère Moshé à Paris, pour envisager ensemble ce qu'il convenait de faire.
Lui aussi avait reçu le fameux « billet vert », ainsi que mon beau-frère Chmoulik.
Après de longues discussions, mon frère et mon beau-frère avaient décidé de se présenter, considérant que le motif de la convocation, « examen de la situation familiale », ne pouvait porter à conséquences mais que, par contre, le fait de ne pas se présenter « exposait ceux qui ne le feraient pas à de sévères sanctions ».
De retour à la maison où ma femme m'attendait déjà avec impatience, nous lisons et relisons la fameuse « feuille verte» sans pouvoir prendre de décision.
Ne pas me présenter, cela impliquait la nécessité de me cacher. Mais où? Chez qui? Je n'avais pas de contact avec les camarades français, et je ne pouvais pas non plus louer une chambre, cela revenait trop cher et nous n'avions pas d'argent.
D'autre part, la mesure de « sanctions sévères » qui pouvaient frapper ma femme et mon enfant m'incitait moi aussi à me présenter.
Finalement, après avoir pesé le pour et le contre pendant toute la nuit, je me résignai à cette dernière décision.
Je n'étais pas le seul: avec moi cinq mille autres Juifs se présentaient le lendemain au commissariat.
Ainsi, le 14 mai 1941, à huit heures du matin, je suis arrivé avec ma femme devant le bureau où nous étions convoqués (notre petite fille dormait encore).
Un groupe important de Juifs se trouvait déjà là. Un agent de la Gestapo nous prit nos papiers et nous ordonna d'attendre.
Au bout d'un certain temps, un autre policier dit aux femmes qui nous accompagnaient de rentrer à la maison et de nous rapporter une valise avec des vêtements de rechange et de la nourriture pour la route.
À l'annonce de ce départ précipité, tous les Juifs rassemblés devinrent blêmes. La peur se lisait sur tous les visages et nous fûmes saisis d'angoisse.
Ma femme repartit à la maison. Entre-temps, la petite s'était réveillée et pleurait dans son lit. Guitkè l'habilla rapidement, lui donna quelque chose à manger et elles revinrent toutes les deux avec une petite valise.
Toutes les autres femmes étaient là, elles aussi, avec leurs valises, et un spectacle insoutenable se déroula sous nos yeux. Les femmes et les enfants s'étaient jetés dans les bras des hommes en criant et en pleurant désespérément. Les policiers les séparaient brutalement, arrachant les enfants des bras de leurs pères.
Ma petite R.osa, elle aussi, m'avait pris la main et ne voulait plus me lâcher.
« Viens Papa, viens, rentrons à la maison, disait-elle, tu m'achèteras un nouveau joujou ... »
À ce moment, un policier l'arrache de mes bras et la passe à sa mère. Mon cœur se déchire de douleur, mais j'essaie de garder mon calme et de paraître fort pour pouvoir les consoler, ou, tout au moins, ne pas ajouter à leur chagrin.
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