À Beaune-la-Rolande nous fûmes accueillis par un groupe de gendarmes français assis derrière de longues tables. Ils commencèrent par nous inscrire sur des registres, puis nous fouillèrent, ainsi que nos valises, pour s'assurer que nous ne possédions pas d'armes.
Après cela, ils nous répartirent en groupes et nous dirigèrent vers les' baraquements.
Je fus affecté au bloc n° 1. C'était sombre et sale. Il n'y avait pour tout mobilier que deux rangées de lits superposés. Sur chaque lit, une couche de paille et deux couvertures.
En découvrant ce lieu sinistre, mon cœur se serre encore davantage et une vague de tristesse me submerge.[…]
Avant que la nuit ne tombe, je vais à la recherche de mon beau-frère, de mes amis et
connaissances, mais chacun est affalé sur son grabat, plongé dans sa propre douleur, abattu
et désemparé.
Avec inquiétude, on s'interroge les uns, les autres sur notre sort. Pour certains, cette
situation est provisoire. C'est un mauvais moment à passer puis tout redeviendra normal.
Pour d'autres, ce n'est qu'un début et des jours encore plus durs nous attendent. Mais
personne ne pouvait imaginer qu'on allait nous envoyer dans des camps d'extermination afin
de réaliser le sinistre plan de Hitler pour la « solution finale ».
Dès le lendemain nous avons constaté que le camp était entouré d'une clôture de fils de
fer barbelé. Il était donc impossible de s'évader.
Par ailleurs, la nourriture était infecte et tout à fait insuffisante. Le commandant du camp, ouvertement antisémite, avait interdit l'envoi de colis qui nous auraient procuré un peu de linge et la nourriture dont nous avions tant besoin.
Finalement, en soudoyant par-ci par-là quelques gendarmes, certains internés parvenaient
quand même à recevoir des colis.
Malheureusement pour moi, ma femme n'ayant pas d'argent, elle ne pouvait rien m'envoyer et je fus bientôt très affaibli.
Heureusement, au bout de quelques semaines la situation s'améliora sensiblement.
Le commandant du camp avait été remplacé et la nouvelle administration était plus tolérante. De plus, la baraque n° 1 où je dormais fut évacuée et je me débrouillai pour me faire transférer dans le bloc 8, où se trouvaient déjà mon beau-frère Chmoulik et ses deux cousins Stern.
Ainsi je me retrouvai avec ma famille, ma santé s'améliora et mon moral également.
Tous les quatre, nous avons créé une « communa », c'est-à-dire que nous mettions en commun les colis que nos femmes nous envoyaient à tour de rôle chaque semaine.
Il nous fut même permis de revoir nos familles et de passer quelques heures ensemble au
village. On peut imaginer le bonheur que nous avions à nous retrouver.
Hélas, ces moments privilégiés furent de courte durée. Au mois d'août - c'était la seconde visite de ma femme et de mon enfant - j'eus le pressentiment que je les voyais pour la
dernière fois, et la séparation fut déchirante. Je ne pouvais m'arracher à ma petite fille, et mon cœur se serrait de tristesse.
Pendant des nuits entières, je me tournais et me retournais sur ma couche sans pouvoir trouver le sommeil, angoissé par l'incertitude qui planait sur notre sort.
Comme je l'avais pressenti, les visites furent interdites, mais on pouvait rester en
contact par correspondance. Les lettres et les paquets arrivant normalement comme avant.
Pour passer le temps et ne pas sombrer dans le désespoir, chacun essayait de s'occuper comme il pouvait.
Certains s'étaient mis à jouer aux cartes, d'autres se livraient à d'interminables discussions politiques qui finissaient par des disputes et parfois même des heurts.
Pour mettre fin à cette situation démoralisante, il se créa dans le camp un groupe de progressistes et de communistes dont la première tâche consista à combattre le désœuvrement et le laisser-aller.
On encouragea les activités culturelles, en particulier la peinture, la gravure et la sculpture sur bois.
Sous la direction d'artistes comme Zilberberg, nous formions un groupe appelé à étudier
la peinture et le dessin.
Nous exécutions des reproductions de tableaux, faisions de la gravure ou divers objets sculptés dans le bois.
Au mois d'avril 1942 eut lieu une exposition de tous les travaux réalisés dans le camp.
Un grand nombre d'habitants et de personnalités du village de Beaune-la-Rolande vinrent la visiter.
Des prix furent attribués aux œuvres les plus intéressantes et j'eus la satisfaction d'être parmi ceux qui furent primés pour leur travail.
Ainsi la vie s'organisait dans le camp.
Il fallait bien trouver à s'occuper, mais l'idée de s'évader était toujours présente. Durant les nuits d'hiver, lorsqu'il pleuvait à verse ou qu'il neigeait, les gardiens se calfeutraient dans leur guérite et il était possible de prendre la fuite.
Certains, comme mon ami Moshé Moselman, n'ont pas hésité à le faire. Il m'avait proposé de m'évader avec lui et j'avais accepté, mais entre-temps des bruits se mirent à circuler selon lesquels on arrêterait les femmes et les enfants des évadés pour les interner à leur place.
Ces bruits avaient été répandus par les gens de « l'UGIF » qui prêchait l'obéissance aux
autorités et le respect de l'ordre.
Dans la crainte qu'il arrive quoi que ce soit à ma famille, je décidai de remettre à plus tard
mon projet d'évasion.
Par ailleurs, le Parti Communiste, lui aussi, nous recommandait de ne pas abandonner les internés et de poursuivre le travail politique à l'intérieur du camp.
Il s'avéra finalement que c'était un mauvais calcul, car aucune lutte efficace n'était possible
à l'intérieur et on ne pouvait empêcher la déportation.
Par contre, si les militants s'étaient évadés, ils auraient pu rejoindre le combat à l'extérieur et de nombreuses vies auraient pu ainsi être sauvées des fours crématoires.
Au mois de mai de l'année suivante, le camp fut entouré d'une clôture supplémentaire de
fils de fer barbelés.
Les sorties au village furent interdites. La garde fut considérablement renforcée et le régime intérieur devint de plus en plus sévère. On sentait que quelque chose de grave se préparait.Bientôt la nouvelle éclata comme une bombe : on allait nous évacuer. Pour aller où ?
Personne ne le savait.
On commença à se préparer pour le départ. J'eus le temps d'envoyer à la maison mon
dernier paquet de linge sale et mes travaux de peinture et de sculpture sur bois.
Quelques jours avant la déportation, le comité du Parti avait eu sa dernière réunion. Il fut
décidé que chacun avait les mains libres pour faire ce qu'il voulait, qu'il pouvait s'enfuir s'il en
avait la possibilité.
Mais il était trop tard. On ne pouvait plus s'évader de Beaune-la-Rolande. Les bonnes
occasions que nous avions eues n'existaient plus.
Le 27 juin 1942, ce fut la déportation.