La construction de l’usine à Bobrek

Apprenant dès le lendemain de mon arrivé que des métallurgistes étaient recherchés, je me suis présenté comme tel, incité par mes études à l'école technique de Bruxelles. Bonzius, officier ingénieur, recrutant pour le compte des usines Siemens-Schuckert, groupe industriel, exploitant, comme beaucoup d'autres, la main d'œuvre concentrationnaire, était chargé de faire passer à une centaine de déportés un examen, afin de déterminer leurs compétences. C’était une lueur d’espoir qui s’offrait à moi, peut être pourrais-je quitter cette quarantaine, véritable mouroir. Avec une centaine d’autres, je me suis mis dans le rang et présenté comme tourneur. Mes réponses approximatives et mon jeune âge ne pouvaient laisser aucun doute de mon incompétence. Après l’examen Bonzius me dit avec ironie :

- «Vous devez être un bon tourneur!» (En allemand Dreher, a un double sens et signifie aussi « débrouillard ») Faisant mine de ne pas comprendre son allusion, je répondis :

- « Non, je ne suis pas un très bon tourneur ! » A ma grande surprise et soulagement j’ai été accepté avec cinquante autres «spécialistes ». Mon destin venait de changer. J’appartenais désormais au commando « SiemensSchuckert ».

Aussitôt nous avons été transférés au camp de travail et hébergés dans le Block 11 entouré d’un mur. Isolé ici afin de ne pas nous éparpiller parmi les milliers de déportés se trouvant dans le camp.

Ce bloc abritait le « Strafkommando », (commando punitif), destiné à ceux qui soi-disant avaient tenté de s’évader ou avaient commis d’autres infractions. Un grand nombre était de repris de justice, reconnaissables à la couleur verte de leur triangle. […]

Le 1er janvier 1944 eu lieu la plus importante sélection que j’ai connue à Birkenau. Tous les détenus furent consignés pour défiler nus devant les démoniaques Dr Mengele et le SS Fischer. Souriants, désinvoltes, tout en conversant entre eux et fumant une cigarette, ils désignaient d’un geste indifférent, ceux qui bénéficiaient d’un sursis et devaient continuer à peiner et ceux qui attendraient dévêtus dans une autre baraque, l’aurore d’une nuit interminable, pour être gazés. Je me dois de relater ici un évènement exceptionnel qui s’est produit ce jour-là dans ce monde dantesque. Trois de mes camarades se trouvaient parmi les sélectionnés. Je me souviens plus particulièrement de B. K. Les condamnés avaient été rassemblés après cette nuit de cauchemar, tôt au matin pour être amenés vers la chambre à gaz. Ces trois déportés ont été extraits du groupe au dernier moment parce que faisant partie de notre commando « Siemens Schuckert ». Ils sont revenus d’un autre monde au bloc 11 dans un état indescriptible. B. K. a survécu à la guerre. Traumatisé plus que tout autre, il parlait peu de sa déportation. Mort aujourd’hui, il a emporté avec lui ce souvenir tragique, enfoui durant sa vie au tréfonds de lui-même. Ce vécu raconté par la victime aurait très probablement rejoint la liste des faits IMPENSABLES, voire INCROYABLES. En voyant le sourire de nos bourreaux, je ne pouvais m’empêcher de penser à l’extrait d’un poème de Henrich Heine, Atta Troll, appris il y a longtemps à Vienne. « Weit impertinenter als durch Worte offenbart sich durch das Lächeln eines Menschen seiner Seele tiefster Frechheit ». « Bien plus que par la parole, le sourire reflète la noirceur de l’âme » De retour dans notre bloc après cette dure épreuve, Bednarek [le Kapo] qui n’avait sans doute pas assouvit sa haine coutumière, il tendit un violon à Peter Dymhoff, musicien réputé, lui ordonnant de jouer ! Peter avec courage refusa obstinément. Furieux, Bednarek le roua de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Impuissants, nous avons assisté à ce meurtre commis sous nos yeux. « Pire que le bourreau est son valet. » — Mirabeau

Plus que dans tous les autres camps, ici je sentais la mort rôder autour de moi. Je vivais en permanence dans son ombre et devais m’en accommoder. Elle a fini par ne plus me faire peur ! […]

Le groupe « Siemens » avait la chance exceptionnelle d’être transporté par camion à son chantier de Bobrek, petit bourg situé à huit kilomètres de là, afin de transformer une ancienne briqueterie en usine de métallurgie et y aménager le futur camp de Bobrek. De retour, il nous fallait entonner des chants de marche en allemand. Ceux qui ne parlaient pas la langue de Goethe devaient faire semblant de prononcer les paroles, afin d’éviter des coups ! Immuablement l’appel du soir reprenait, identique à celui du matin… […]

La construction de l’usine Siemens, à Bobrek. Pendant toute la durée de l’hiver une crise aiguë d’arthrite m’obligea à prendre appui sur des camarades pour sortir au travail, prenant garde de ne pas me faire remarquer. Il me fallait ensuite quelques heures avant de pouvoir plier les genoux et fermer les poings. Une autre épreuve m’attendait : de fréquentes dysenteries, affreusement pénibles dans nos conditions d’hygiène et de promiscuité. J’ai réussi à m’en débarrasser grâce à des morceaux de pomme de terre carbonisés. Par chance dès que je le pouvais, je dormais. C’était un besoin irrésistible ! Je m’assoupissais même en marchant. Très longtemps j’ai eu l’impression d’agir comme un somnambule ! Je dormais dès que je le pouvais, dans n’importe quelle circonstance. […]

En mai 1944, après sept mois passés à Birkenau, j’ai quitté cet enfer… pour aller enfin au camp de Bobrek, l’usine que nous y avions construite étant terminée. Du premier groupe d’une cinquantaine de spécialistes, sélectionné par Bonzius dans la quarantaine, nous n’étions plus que vingt ! Enfin nous échappions à l’odieuse emprise de Bednarek et aux interminables appels du matin et du soir. Soulagés de ne plus subir les fréquentes sélections, de nous trouver loin des chambres à gaz et des fours crématoires et de ne plus respirer l’entêtante odeur qu’ils dégageaient, mais aussi de nous trouver éloignés de l’orchestre au son duquel nous partions et revenions du travail. Sont venus se joindre à nous environ 250 hommes et 35 femmes. Celles-ci se trouvaient dans un bâtiment séparé de celui des hommes par un grillage. Après avoir travaillé durant vingt mois à l’extérieur, je me trouvais pour la première fois à l’abri des intempéries et des violences permanentes.

Paul SCHAFFER, Le soliel voilé, Paris, Edition des écrivains, 2002, pp.93-107