J’ai eu 20 ans dans le tunnel de Dora

J’ai été affecté au camp de Dora courant juillet 1944. J’ai d’abord travaillé dans un Kommando extérieur. On coulait des dalles de béton pour construire de nouvelles routes. J’ai ensuite été affecté dans le tunnel. J’y suis resté près de huit mois. J’ai travaillé dans l’un des deux tunnels long de deux kilomètres, dans le magasin des pièces détachées de la fusée V1, le tunnel A. Les trains passaient dans les tunnels, les halls de montage des fusées V1 et V2 étaient sur le côté. Les déportés dormaient dans des baraques en montant vers le bois, mais il y en avait encore qui travaillaient et dormaient à l’intérieur du tunnel et ne voyaient pas le jour. Les conditions de vie et de travail étaient atroces. La température dans le tunnel était constante et n’excédait pas 8°C. Moi j’ai eu la chance de dormir dans une baraque (block 132). On l’appelait le block de « folette » parce que le chef de block était considéré comme fou. Quand il servait la soupe et quand il y avait du rab (Nachschlag) si le déporté ne lui plaisait pas, il donnait un coup de pied violent dans la gamelle. On travaillait par équipes de jour ou de nuit (Tagschicht ou Nachtschicht), douze heures de nuit ou douze heures de jour. Le travail était très dur et très surveillé.

Un jour il m’est arrivé un incident qui aurait pu avoir pour moi des conséquences mortelles s’il y avait eu un SS témoin de la scène. Au magasin, je travaillais avec un palan électrique. Je descendais les propulseurs de la fusée V1 sur la chaine de montage. J’avais deux pinces sur le palan pour prendre le propulseur, et par une fausse manœuvre, celui-ci a glissé des deux pinces et il est tombé quatre mètres en contrebas. J’ai eu la chance qu’il tombe à côté de la chaine de montage et non pas sur elle. Les Meister criaient, ils avaient des insignes nazis, et je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. J’ai alors demandé au contremaître, un Alsacien « que disent-ils en bas ? », il m’a répondu « ils disent qu’ils vont nous faire pendre ». Inutile de vous avouer que je suis resté un certain temps tétanisé par la gravité de l’incident. Je pensais être appelé auprès du Rapportführer à l’entrée du camp, dans la baraque des SS. Il n’en fut rien, les jours ont passé, pour moi très difficilement, avec une peur décuplée d’être appelé. J’ai eu de la chance. Il y avait peu de dégâts, ce n’était que le cache qui était détérioré, on l’a changé sans que les responsables SS s’en rendent compte. En effet, lorsqu’ il y avait un sabotage ou un incident considéré comme grave, le ou les déportés considérés comme coupables étaient pendus directement sur la chaine à l’aide des palans.

J’ai eu 20 ans le 23 février 1945 dans le tunnel. C’était pour moi un jour comme un autre. Car savais-je ce jour-là que j’avais 20 ans ? Nous étions déshumanisés, nous n’étions représentés que par un numéro. Nous avions perdu la notion du temps et des choses. Nous ne pensions qu’à manger. Dans nos conversations, c’était un leitmotiv. Avec les copains de Saint Claude ou de Morez, dans le magasin où nous travaillions, on se disait : «  quand on va rentrer, tu viendras me voir, on se fera des fondues, on mangera des raclettes. » manger, manger, manger, la faim nous tenaillait.  A Dora, durant l’hiver 44/45, il y a eu une menace de typhus, nous sommes tous passés à la désinfection. Celle-ci se faisait avec des autoclaves pour les vêtements attachés entre eux avec nos numéros pour les retrouver. On a attendu, nus, en plein hiver, que nos habits soient prêts après cette désinfection. Il faisait peut être 15 degrés en dessous de zéro.

A Dora, le 10 mars 1945, j’étais dans l’équipe de nuit. Au matin, peu de temps  après être  sorti de mon Kommando et avoir rejoint ma baraque, la cloche a sonné. On venait à peine de s’endormir, il fallait que tout le monde descende vers la place d’appel. C’était grave, car la SS de Nordhausen était présente. Deux potences avaient été dressées. Il y avait à ce moment beaucoup de sabotages, surtout de la part des déportés russes. De la prison  (Bunker) sont sortis des déportés russes en majorité. Ils avaient tous un mors aux dents pour qu’ils ne puissent pas parler. Les 56 hommes devaient être pendus. Il n’y avait pas de Français ; les droits communs allemands (reconnaissables à leur triangle vert) participaient aux préparatifs. Mon chef, un maquereau de Berlin, aidait les SS. Il y avait deux tabourets de chaque côté de la potence. Malgré le mors, les Russes insultaient les nazis.  Dans les rangs, nous étions tous présents et nous ne devions pas tourner la tête. A Dora, il y a eu des quantités de pendus ou tués d’une balle dans la tête. Si un déporté était pris dans un acte de sabotage dans le tunnel, sur la chaîne de montage, il était pendu séance tenante à l’aide d’un palan directement sur son lieu de travail. J’en porte toujours les stigmates, je l’emporterai avec moi. Je n’oublierai jamais.

Albert GIRARDET, Témoignage, Archives Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos, 2011