Cette « Marche de la mort » m’anéantira

C’est l’évacuation à pied. La boule de pain et le pâté sont engloutis ; plus de réserves. Les Russes sont à quelques kilomètres ; on entend les canons. En fait pour moi l’évacuation va durer 12 jours où nous allons perdre 13 000 déportés.

Cet épisode de ma déportation coupée de coups de chance sera le plus dur. Cette « Marche de la mort » m’anéantira et me transformera en loque humaine, comme beaucoup, au point que mon frère et mon copain de block me laisseront pour mort près du bois de Below dans un fossé. Les combats sont finis ici, le boche est vaincu. Sauvé par des prisonniers de guerre français dans la nuit suivante, on ne peut m’admettre à l’infirmerie du Stalag : typhus, 4 abcès à la jambe, dysenterie, hernie. Le reste de la nuit du 2 au 3 mai se passe près d’un grand feu avec un bol de quelque chose ! Le 3 mai 1945, c’est la grande pagaille des déportés, libres, lâchés dans la nature, affamés et parfois vengeurs.

Les prisonniers de guerre français me confient  autoritairement à deux officiers allemands au volant d’un camion se rendant aux Américains à quelques kilomètres de là, les obligeant à me conduire à l’hôpital de Schwerin. Les contrôles américains ralentissent notre camion et ne supportant plus l’odeur pestilentielle et la vue de ce paquet de M…, les officiers me quittent ; un Américain braque dans le fossé ce camion qui gênait la circulation, sans un regard pour moi.

Des pillards en maraude enlève la paire de jumelles du tableau de bord et me laisse aussi. Deux autres du même acabit décident de me sauver et nous voilà partis dans une charrette cahotant sur les pavés, à l’hôpital de Schwerin. Mes sauveteurs interpellent le personnel, tout le monde court dans tous les sens. Enfin, un jeune infirmier répond à mes plaintes  « ich bin Franzozen, ich bin krank » ; une piqûre apaisante et bizarrement, une ambulance pour moi seul, m’emmène à 3 km dans la nuit à l’hôpital de Saxenberg ; il s’en passe des choses ici ! De jeunes 'gretchen' balancent le corps d’un déporté en le claquant sur les murs, en rigolant comme des folles. Il s’en passe de drôle ici ; trois membres du personnel seront condamnés plus tard.

Opéré des abcès à froid, le typhus évaporé peut-être grâce à mes prises d’opium incontrôlées. Je m’enfuis de ce drôle de lieu et vêtu d’une veste et d’un pantalon boches trop grands, je gagne Schwerin doucement, il me faudra toute la journée. Des prisonniers de guerre français en quête de retardataires, après un bon rata, m’emmèneront à Lunebourg d’où je regagnerai la France dans un DC3 anglais. Gardé à Lille une journée. Je retrouve ma ville à 40 km, ma mère, ma sœur et son bébé ; mon père est mort en novembre sans revoir ses trois fils. Mon frère prisonnier de guerre est rentré ; Jean revient ; pas d’effusions ! que des regards perdus…

Marcel HOUDART, in Souvenons nous, Oranienburg Sachsenhausen, Bulletin de l'Amicale n° 217, p.7