Dans la nuit du cinquième jour (le 6 mars 1945), nous arrivons enfin à destination. Quelques enfants des gitanes sont morts, une malheureuse a accouché ; Ninette Stresguth, qui est médecin, l’a assistée. L’enfant et la mère vivent. Beaucoup peuvent à peine marcher. Le pays s’appelle Mauthausen, en pleine Autriche. Il neige. Une voiture attend les malades qui veulent monter, mais toutes celles qui gardent encore un peu de force refusent, elles savent trop bien où conduisent généralement ces attentions.
Alors notre longue colonne se forme et s’ébranle dans la nuit ; nous savons qu’il y a sept kilomètres à faire. Nous traversons la vieille petite ville qui nous semble pittoresque sous la blanche lumière de lune, puis nous nous engageons dans la montagne. Le chemin rocailleux monte en lacets, nos pieds lourds et las luttent contre les pierres et s’enfoncent dans la neige qui rend plus opaque le silence, brisé par les cris des SS. Par moments une petite voie supplie : « plus doucement, les premières, on n’en peut plus ». Oui, nous sommes à bout. Toute parole épuise. L’instant est tellement grave. Il nous faut concentrer toutes nos forces si faibles, toute notre énergie vers un but : arriver jusqu’au camp dont nous apercevons les lumières dans le lointain.
Tout à coup un coup de feu. Puis de nouveau cet accablant silence. La marche montante sans fin. Une centaine de mètres plus loin, sur le bord de la route, nous croisons un corps étendu, sombre sur la neige : ils ont achevé une camarade. Nous serrons encore davantage les coudes, nous nous accrochons par le bras par moment, mais les jambes tremblent de faiblesse, le cœur s’affole, le souffle manque. Une femme s’écroule à genoux, vite, vite, nous la relevons et l’entraînons. Une autre tombe. Le SS, cette fois, la relève à coup de crosse, mais lentement elle ralentit, perd son sang. On ne peut plus rien pour elle, elle retombera en arrière et de nouveau un coup de feu fait frissonner toute la colonne.
D’autres coups de feu encore résonnent dans nos êtres. Nous n’en pouvons plus… ce serait si simple de se laisser tomber dans la paix blanche, de ne plus rien savoir de cette souffrance sans limite. Ah l’attirance de cette paix ! Mais non, il faut lutter, monter. Les miens pensent peut être à moi, juste à ce moment ; ma vieille grand-mère, très croyante, dit son chapelet avec confiance… je ne peux pas abandonner. Encore une femme à terre, sous nos pas, à plat ventre, la tête baignant dans le sang. Elle a la paix. Non, c’est affreux de mourir ainsi quand sa famille parle peut-être d’elle avec tant d’espoir. Et ce long serpent noir que nous formons dans la nuit, entouré de SS aux aguets. Maman est près de moi. Arrivera-t-elle au bout ? Tenir pour elle. Nous nous engageons sous une voûte de sapins noirs. Nos corps se traînent, les lumières se rapprochent et, après un angle du chemin, nous découvrons tout à coup le camp, forteresse dans la nuit. Il s’étage en gradins. Nous franchissons la première porte de barbelés et nous montons encore. Nous surplombons un groupe de baraques (le camp-Revier) et de l’autre côté, telle une citadelle, s’étend sur une hauteur le camp central, derrière un énorme mur de pierres : de nombreuses bâtisses. Des lumières éclairent de partout, ce qui nous étonne car toutes les nuits Ravensbrück dormait dans l’obscurité. Une énorme porte garnie de ferrures cloutées, surmontées de l’aigle nazi, alourdit encore l’aspect écrasant de l’entrée.