« Viens. Tu fais partie de l'orchestre »

Nous étions en quarantaine, privées de tout, mises à l'écart en attendant de savoir dans quel groupe nous irions nous épuiser au travail. Nous qui n'avions pas été tout de suite mises à mort, nous devions travailler. Nous devions servir les nazis dans des Kommandos, pour creuser des tranchées, faire la cuisine, trier les bagages des morts ...

Je me fis deux amies. Un jour, quand on demanda s'il y avait des musiciennes parmi nous, mes amies se firent connaître. Elles insistèrent pour que j'aille avec elles passer une sorte d'audition. Moi qui avais arrêté de jouer du violon depuis presque quatre ans, je refusai. Elles furent admises dans l'orchestre des femmes et revinrent « habillées de neuf ». Oui, elles redevenaient des jeunes filles dans leurs nouveaux vêtements.

- Violette, fais-toi connaître, va. Tu seras prise, tu joueras avec nous. Dès la quarantaine terminée, nous irons loger là-bas, avec l'orchestre.

- Mais ... je ne sais pas jouer aussi bien que vous deux, moi !

Hélène qui insistait ne savait pas que j'avais appris le violon en amateur, seulement parce que ma mère le voulait. Je n'avais jamais rêvé de devenir une virtuose.

- Essaie Violette, saisis ta chance.

Je me présentai. Bien sûr, je fus refusée, comme je m'y attendais, et je vis chaque jour mes amies partir répéter avec l'orchestre de femmes. Là-bas, elles souffraient un peu moins. Elles avalaient un petit peu plus de soupe que nous, celles du camp A, ce camp de quarantaine où nous n'avions à boire que de l'eau non potable.

- Violette, il y a une nouvelle chef pour l'orchestre. Tente ta chance une nouvelle fois !

Hélène m'aimait beaucoup, elle qui jouait merveilleusement du violon. Après bien des hésitations, je me décidai et je demandai à passer une nouvelle audition. J’allais alors découvrir Alma, Alma Rosé. C'était elle qui dirigeait l'orchestre. Comment dire ? Elle était un peu notre mère à toutes. Exigeante, dure même s'il le fallait, mais toujours juste. Toujours attentive.

Je choisis de jouer devant Alma un air de l'opérette Comtesse Maritza, moi qui parlais hongrois depuis toujours et qui avais – je le croyais – l'accent hongrois dans le sang.

- Ce n'est pas vraiment ça ... j'ai souvent entendu mieux !

Je la regardais, admirant sa beauté, sa prestance, ses longs cheveux bruns qui n'avaient pas été tondus. Elle ajouta:

- Bon, on verra, je te prends à l'essai.

À l'essai. Je ne me faisais guère d'illusions sur la suite, je n'étais pas assez bonne violoniste certainement pour elle qui était une fée de l'instrument, elle dont le père avait créé un célèbre quatuor, elle qui était la nièce du grand compositeur du siècle Gustav Mahler. Mais j'eus un malheur qui fut ma chance, un malheur qui rendit possible l'impossible : deux jours plus tard, on me vola mes galoches ! J’arrivai pieds nus, pieds sales pour la répétition. La chef du block m'ordonna :

- Lave-toi là avant d'entrer.

Il y avait une bassine d'eau froide où chacune pouvait laver ses souliers avant d'aller répéter. Je commençai à me laver, mais j'éclatai en sanglots. C'était trop. Je n'avais plus de mère, plus de père. C'était comme si la mort de tous les autres chaque jour me dessinait ma propre mort. Je ne pus retenir mes larmes devant les autres qui vivaient bien sûr les mêmes souffrances que moi. Alma arriva.

- Que se passe-t-il ?

- Mes galoches ... on m'a volé ma paire de galoches.

Je lui racontai mon malheur autant que mes larmes me le permettaient. Elle dit simplement.

- Viens. Tu fais partie de l'orchestre.

Elle venait certainement de me sauver la vie, pour le moment. J’appartenais à l'orchestre, cela voulait dire que chaque jour je mangerais un peu plus que toutes les autres prisonnières d'Auschwitz, que j'aurais assez de soupe pour faire taire mon estomac affamé une heure ou deux. Surtout. Comme mes amies musiciennes, on ne me volerait pas sur ma ration de pain, ce que faisaient les chefs des blocks ordinaires. Elles prélevaient chaque jour une belle tranche, avant de partager le pain en quatre. Et puis, je pourrais prendre chaque jour une douche et de ce fait éviter certainement quelques-uns des poux.

Dans notre block de musiciennes, j'étais mieux logée. Ces petits riens étaient la mince cloison qui pouvait séparer, pour un moment de plus, la vie de la mort.

Violette JACQUET-SILBERSTEIN, Les sanglots longs des violons… Paris, Oskar jeunesse, p.2007, (avec Yves Pinguilly, auteur, et Marcelino Truong, illustrateur), pp.25-28