Le 27 avril, le matin, juste avant la soupe, la porte du Revier s'ouvre. Brusquement, des Allemands en uniforme entrent. Deux docteurs, deux officiers et deux femmes allemandes en civil. En deux minutes, un murmure dans toute la salle, un mot horrible circule tout bas de bouche en bouche : sélection, sélection, c'est une sélection !
La blocowa de l'hôpital, les yeux pleins de larmes, la gorge serrée, fait taire tout le monde et annonce : « Toutes les malades qui peuvent marcher doivent se lever et se mettre en rang, nues. Que les autres restent couchées. »
On se regarde, affolées !
Sélection, mon Dieu ! Que faire, où aller ? Que devenir ? On ne peut rien faire, les portes sont gardées. Il faut se lever, se mettre en rang, l'une derrière l'autre, nues. Alors commencent des scènes horribles. Des malades, des moribondes, des mourantes veulent encore risquer leur chance et passer devant les docteurs. De chaque lit, un squelette vivant, décharné, purulent, essaie de sortir, en poussant d'affreux gémissements. Les femmes s'agrippent au lit, veulent se soulever, retombent, crient, s'arrachent les ongles au bois du lit, réussissent parfois à en sortir, tombent par terre, se traînent à genoux, à plat ventre, pour essayer de se mettre à la file.
Les infirmières viennent, les attrapent à bras-le-corps, les rejettent dans les lits, d'où les malheureuses essayent encore de sortir, mais, impuissantes, elles retombent et hurlent...
Nous, les valides, nous nous alignons en silence, le cœur battant.
Autour de moi se groupent toutes les petites Françaises. Je tiens les mains qui tremblent, moites de frayeur.
J'essaie de plaisanter : « Eh bien ! quoi ? vous en faites des têtes, qu'est-ce que des filles si froussardes ! Allons, allons du cran, et si on doit passer au four, eh bien ! tant pis, on fera du bon savon et du bon saucisson pour les copines ! Ça ne te dirait rien de devenir un beau morceau de boudin bien rouge, bien gras, ou un bout de pâté tout rose ? »
Mais le moment n'est tout de même pas indiqué pour rire, nulle n'en a envie, moi pas plus que les autres.
Des petites Grecques, l'air de chats maigres, toutes tachées de marques de boutons, reculent petit à petit jusqu'au fond du bloc, elles ont peur de passer devant les Allemands, elles reculent, reculent, retardent la minute fatale.
Je pense qu'il ne faut pas attendre, qu'il faut passer bravement, sans hésiter. Mais il ne faut pas qu'une grosse passe devant une plus mince, ça peut lui faire tort. Je place mes petites Françaises à peu près dans un bon ordre, qui se défait d'ailleurs presque aussitôt. Alors je montre l'exemple et m'avance, la première des Françaises.
Chacune tient sa fiche de maladie. Le bras plié pour montrer nettement le numéro tatoué, la tête droite, je regarde le médecin allemand dans les yeux. Il me regarde du haut en bas, du bas en haut, me fait tourner, prend ma fiche, y jette un coup d'œil et dit « Nummer ». Une Allemande note le numéro inscrit sur mon bras et on me fait passer à droite, dans l'antichambre de l'hôpital. Je retrouve là une dizaine de femmes. Je les regarde rapidement et constate qu'elles sont toutes assez fortes. J'ai une lueur d'espoir. Liliane, Gisèle, Lulu, Alice, Lax, arrivent derrière moi.
Nous attendons anxieuses. Sur quinze Françaises, huit seulement sont là. Ni Suzy, ni Simone, Denise, Rosine, …., nous sommes navrées, quoique nous ne soyons pas encore certaines que ce soit nous qui soyons choisies pour être sauvées. Il arrive encore des Polonaises, des Grecques, une Italienne, des Viennoises, des Hongroises. En tout quarante-cinq sur trois cents que comprend le Revier 18, donc deux cent cinquante-cinq non sorties.
Un Allemand vient, nous met par cinq, nous compte et dit : « Regagnez vos lits, vous êtes bonnes pour le travail. » Les couleurs reviennent doucement aux joues des petites, mais nous pensons aussitôt aux autres, aux pauvres petites restées dedans, et nous osons à peine regagner nos lits, nous n'osons pas les regarder en face, nous sommes désespérées.
Mais de tous les lits, on nous appelle, et les yeux agrandis par l'angoisse, par l'épouvante, on nous demande : « Qu'est-ce qu'on vous a dit, qu'est-ce qu'on va faire de vous et de nous ? »
D'un commun accord, toutes nous mentons : « Mais ce n'est pas une sélection, ce n'est rien, mes enfants, c'est parce que les Allemands trouvent qu'il y a trop de planquées aux hôpitaux, de filles qui ne veulent pas travailler, alors ils sont venus choisir les plus fortes pour le travail. » Ce n'est rien, je vous l'affirme, n'ayez pas peur. C'est eux qui l'on dit. »
Les unes croient. Les autres voudraient croire, d'autres font semblant de croire.
Nous nous recouchons, chacune dans son lit. Mais l'angoisse demeure. Que dire ? Que faire ? Comment calmer cette horrible peur, retirer de chaque cœur cette étreinte qui le serre, de chaque pensée l'idée fixe des gaz, du crématoire, de la mort.
Suzy, près de Lulu, ne dit rien. Elle est calme, son beau regard bleu est fixe. Elle pense à son bébé, laissé en France. A son mari, mort dès son arrivée à Auschwitz. Suzy, si fraîche, si rose, aux yeux si bleus, avait vingt-trois ans.
[…] J'ai recueilli la petite Denise dans mon lit et elle restera près de moi la nuit. Je ne veux pas qu'elle soit seule.
Et Gisèle, ma bonne grosse Gisèle, se glisse jusqu'à nous et grimpe aussi dans le lit pour m'aider à parler de n'importe quoi et ne plus laisser les petites penser.
C'est dur !
Cécile, qui a passé honorablement déjà deux ou trois sélections, sait à quoi s'en tenir, mais elle se tait, n'effraye pas les autres davantage, anxieuse elle-même pourtant.
Cette nuit-là, personne n'a dormi. Ceux qui ont été gazés dès leur descente du train, lors de l'arrivée, ignoraient qu'on les conduisait à la salle des gaz et au crématoire. Mais les pauvres petites savent maintenant qu'elles vont mourir, et pendant deux jours, parfois trois, c'est l'attente atroce des camions, entourés de S.S. à motocyclettes, mitraillettes aux mains.