Une pierre que tu évites de prendre

Felipe qui, bien qu’arrivé au camp dans le même convoi que Willy, semblait déjà posséder aussi bien qu’un ancien l’art de se fatiguer le moins possible tout en donnant l’impression de se fatiguer beaucoup. A croire qu’il avait des yeux derrière la tête ! Aucun mouvement du Kapo n’échappait à sa vue. Jamais pris en faute, il avait toujours sa pelle pleine lorsqu’un Kapo ou un SS fixait le regard sur lui. Si l’autre continuait de le fixer, il lançait sa terre énergiquement, d’un geste de professionnel, et se baissait aussitôt, genoux pliés, pour reprendre une autre pelletée. Mais si l’œil du garde-chiourme se détournait, se serait-ce que quelques secondes, cela lui suffisait pour se débarrasser de sa charge d’un simple mouvement de poignet et revenir au geste précédent sans avoir fait d’effort.

– "Une pierre que tu évites de soulever, une pelletée de terre que tu évites de prendre", disait-il à Willy, "c’est une économie précieuse que tu fais de tes forces. Un peu comme si tu récupérais l’équivalent d’une bouchée de pain".

Jean LAFFITTE, La pendaison, Paris, Julliard, 1983, p. 37