« La haine contre les Juifs se manifestait plus violemment de jour en jour. Terreur brutale, exécutions, tortures, pillages, brigandages, chasses à l’homme, dans les rues – comme des chiens enragés – l’« insigne » obligatoire (en l’occurrence, un bouclier de David bleu sur un brassard blanc), les wagons réservés dans les tramways – bref, tout un déluge d’ordonnances particulières, de limitations et de répressions créèrent autour des Juifs une atmosphère d’isolement complet. Chaque décret antijuif était amplement expliqué et commenté par l’organe polonais nazi Le Nouveau Courrier de Varsovie aux populations polonaises : les Juifs sont de dangereux parasites, des porcs sales et galeux ; ils propagent toutes sortes d’épidémies ; ils font le malheur des populations qui les entourent. On projeta des films spéciaux montrant les Juifs sales, couverts de poux, atteints de multiples maladies contagieuses ; on y démontrait que tout groupement de Juif était un foyer d’infection dégageant toutes sortes de miasmes et de bacilles extrêmement nocifs, un danger mortel pour tous ses voisins ; les Juifs de Pologne étaient en liaison, par des voies secrètes, avec leurs frères de l’étranger, les ploutocrates millionnaires qui avaient provoqué la guerre et attiré tant de misères sur la Pologne. C’était pour toutes ces raisons qu’il fallait les isoler complètement, les séparer de tous par un mur épais, comme des pestiférés.
L’excitation continuelle à l’aide d’affiches, d’ordonnances, d’articles de presse empoisonna littéralement l’atmosphère. Chaque Polonais absorbait chaque jour sa ration de « poison juif ». Les tendances antisémites qui existaient déjà dans l’esprit de larges couches de la population polonaise se développèrent. Elles se concrétisèrent en violences, en cruautés, en une sorte de soif de sang. La chasse aux Juifs ! Les bandits, les voyous, le rebut de la société et même des étudiants se laissèrent aller au torrent de haine et d’aversion qui déferlait sur les Juifs et aidèrent les nazis dans leur sanglante œuvre d’extermination […]
Cette atmosphère empoisonnait tout et tout le monde. L’intellectuel chrétien ou l’homme du peuple, qui autrefois ne portait pas en lui ce poison, devait à présent posséder une grande force d’âme et un sens moral élevé pour pouvoir résister à une pareille excitation et ne pas être profondément influencé. Une certaine partie de l’élite – sans parler bien entendu des ouvriers socialistes – eut cette force de résistance. Nous rencontrâmes souvent des gens qui risquèrent leur vie et leur liberté pour aider les Juifs jusqu’à la limite de leurs possibilités. Il en fut de même de certains paysans qui reçurent chez eux des persécutés, les cachèrent, les nourrirent, les vêtirent. Les crimes sanglants dont les Juifs étaient victimes atteignirent une horreur telle, qu’ils parurent exagérés même aux antisémites ! Certains articles de leur presse clandestine critiquèrent les Polonais qui aidaient les Allemands à exterminer les Juifs. Quand la Pologne sera libre, écrivaient-ils, nous mettrons nous-mêmes de l’ordre dans notre pays ; mais, aujourd’hui, nous n’avons pas le droit d’aider les nazis, nos pires ennemis, même quand il s’agit d’anéantir les Juifs… »