Un « camp des familles » à Mauthausen

Un après midi, le Schreiber anglais est venu avec une liste et a appelé un à un tous les Juifs. Nous étions une cinquantaine. Nous nous sommes mis en rang par cinq, et nous avons quitté le camp 3.

Ce n’était pas une perspective rassurante : chaque fois qu’on séparait les Juifs des autres, c’était toujours mauvais signe. Deux Kapos à triangle rouge sont arrivés, l’un d’eux a pris la liste de la main du Schreiber, il nous a comptés, puis il nous a fait signe de le suivre. Nous sommes arrivés au portail du camp, qui s’est ouvert, et j’ai franchi, pour la dernière fois, l’enceinte du camp central.

La route ne fut pas longue jusqu’à notre nouvelle destination. A un kilomètre peut-être du camp principal, après une courbe du chemin, nous vîmes en contrebas des installations insolites.[...] Il s’agissait de grandes tentes de toile verte, sur un emplacement clos de barbelés, sur un espace d’environ un quart d’hectare. Pas de bâtiment en dur, si l’on excepte six miradors de bois, en haut de chacun desquels se tenaient deux S.S., les mitrailleuses pointées vers l’intérieur.

Derrière les barbelés, une foule de gens nous regardaient approcher en silence, des gens de tous âges, hommes et femmes.[...] Les enfants qui m’observaient, immobiles, étaient sales et vêtus de guenilles, beaucoup d’entre eux étaient pieds nus, les autres avaient les pieds enveloppés de chiffons entourés de ficelles. Les yeux immenses qui nous fixaient n’exprimaient aucune curiosité, ni leurs tristes visages apathiques, aucun sentiment d’exister. Les adultes portaient tous des vêtements civils usés jusqu’à la trame. Quelques hommes portaient des calots militaires de l’armée hongroise. Comment ces gens étaient-ils arrivés jusqu’ici ? C’est une longue et tragique histoire. Ces familles, parties pour la plupart de la région de Budapest, avaient derrière elles la traversée de l’Autriche. S’imagine-t-on la marche forcée de ces mères et de leurs enfants, harcelés, frappées à coup de crosse, assassinées par les sbires du régime sous les yeux placides des gens des villages qu’ils traversaient, pour la plupart indifférents aux scènes variées et indéfiniment répétées de la tragédie humaine qui se déroulait sous leurs yeux ? [...]

Il n’y avait pas ici de portail monumental. Une simple barrière de bois et de barbelés, entrouverte par un SS, et nous voilà parqués. Il n’y avait pas de comité d’accueil, pas de secrétaires pour relever les matricules. On ne voyait pas non plus d’uniformes allemands, pas plus, apparemment, que de kapos.[...] Tout était calculé évidemment pour que l’objectif que les autorités S.S. s’étaient assigné en concevant ce camp – mouroir, c’est à dire l ‘élimination rapide de ces gens par la soif, la faim, la maladie, soit atteint dans les délais les plus courts.[...]

La portion de pain était fixée à cent grammes par jour. Dans le Zeltenlager (camp de toile), la distribution de ces cent grammes de pain n’avait lieu qu’un jour sur deux. La soupe ne contenait que des épluchures de légumes. Pour augmenter le désordre, la soupe et le pain n’étaient pas distribués par tentes, mais déposés par la cuisine du camp principal à l’entrée du camp de toile. Le calcul étaient que les Juifs affamés allaient se jeter dessus, les plus forts éliminant les plus faibles, ce qui faciliterait le travail. Or je puis témoigner et j’affirme que les Juifs de l’enclos, en dépit des conditions dans lesquels ils se trouvaient, ont réussi à mettre en place et faire respecter une organisation réduisant les abus au minimum.

En guise d’installations sanitaires, même élémentaires, c’est bien simple : le camp ne disposait de rien, strictement rien. Il n’y avait pas d’électricité, pas d’eau potable, pas de latrines, pas d’infirmerie. Dans ces conditions, on peut bien placarder que l’eau est « non potable », on la boit quand même, et tout le monde en buvait, évidemment : impossible de résister à la soif, surtout les enfants. Pour pallier l’absence de latrines, on avait creusé un trou profond dans une tente. Dans une partie d’une tente, une forme d’infirmerie avait pris place. Ce n’était pas le personnel médical qui manquait, mais évidemment le moindre médicament, comme le plus élémentaire matériel de soin. L’infirmerie n’avait pas pour fonction de guérir mais d’isoler les mourants de la vue de leurs proches. Deux tentes avaient été réservées pour y installer les familles, des orphelins et des enfants perdus. Des jeunes filles s’occupaient d’eux, créant une forme moribonde, fantomatique de jardin d’enfants.

Ernest VINUREL, Rive de cendre, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 334 à 337