Tout était organisé pour nous faire perdre notre dignité d'homme

Ici à Flossenbürg, le personnel d'encadrement venait du dehors. Bien plus, il avait été sélectionné dans les bagnes et les prisons parmi les condamnés à des peines de longue durée. Cela en dit long sur les intentions de nos tortionnaires. A la rudesse du climat sur ce haut plateau de la Bavière, ils ajoutaient la brutalité d'un personnel acquis aux besognes les plus ignobles. Tout était organisé pour nous faire perdre notre dignité d'homme. C'était satanique ! Egalement satanique ce fait que j'ai vu rarement un SS nous frapper. Là était le nœud du système des camps de concentration. Nous étions martyrisés  par des détenus comme nous. La machine était montée de telle sorte que ceux qui mettaient le doigt dans l'engrenage devenaient stubénils[1], puis petits Kapos et montaient ainsi en grade dans la hiérarchie des camps. Ils avaient pour mission de faire mourir les autres. [...]

Voici ce que m'a raconté en cet été 1944 un ouvrier polonais affecté à l'usine d'aviation et protégé par la qualification de son emploi. Rencontré dans une période où il travaillait la nuit, il m'a dit qu'en l'année 1942, le camp avait hérité d'un nouveau lagerfuhrer. Dès son arrivée il s'empressa de fouiller les archives. Après quoi il réunit les kapos : « Messieurs, leur dit-il, la machine ne tourne pas rond. J'ai constaté que des hommes sont ici depuis six mois, un an et plus. Vous oubliez qu'un détenu ne doit pas vivre plus de trois mois. Si vous voulez garder votre place, agissez en conséquence. » Les jours qui suivirent la charrette allait chaque soir ramasser les cadavres sur les lieux de travail.

Commandés déjà par des fous, nous étions soignés par des brutes. Le médecin chef des services d'infirmerie (le Revier) était le docteur allemand Schmitz, plus assassin que médecin. Il faisait des expériences chirurgicales, il tuait systématiquement les malades en les renvoyant au travail non guéri. Il fallait avoir plus de 39° de fièvre pour être admis au Revier. Les plus grands malades étaient obligés de parcourir nus dans le froid les différents services pour aller à la visite qui se faisait dans "l'ambulance". Quand les malades étaient trop nombreux dans les blocks 22 et 23, 800 par block et 2 ou 3 par paillasse, Schmitz faisait 50 à 100 piqûres intraveineuses de pétrole ou de sacrotan (désinfectant) qui foudroyaient les victimes. ....


[1]  Stubendienst : responsable de l’ordre dans la chambrée d’un Block, aide, au chef de Block

Louis POUTRAIN, La déportation au cœur d'une vie, Les Editions du CERF, Paris, 1982, p.125