Vers le soir, nous sommes arrivés dans le camp de Skarzysko, proche de la ville de Skarzysko-Kamienna, à environ 150 kilomètres à l’est de Czestochowa. Nous ne nous doutions pas de ce que nous allions y trouver ! Dès l’invasion de la Pologne en septembre 1939, Hasag, l’entreprise privée allemande de munitions qui s’était implantée à Czestochowa, avait repris en main plusieurs sociétés polonaises d’armement du district de Radom dans le Gouvernement général. À Skarzysko, il s’agissait d’un important complexe industriel isolé dans une forêt immense. Des ouvriers polonais, libres ou requis, y travaillaient. Plus tard, en 1942, des Juifs, peu nombreux, étaient venus volontairement, disait-on, notamment du ghetto de Skarzysko-Kamienna, pour échapper à la déportation. À partir de l’été 1942, les besoins de la Wehrmacht en munitions se sont avérés de plus en plus importants. Un grand « camp de travaux forcé pour Juifs » a été alors ouvert à Skarzysko[1], composé de trois Werk différents, A, B et C. Chacun des trois Werk était dédié à l’un des stades de la production des munitions, le Werk C étant chargé des explosifs particulièrement dangereux. C’est ainsi qu’entre août et novembre 1942 8 000 Juifs arrivèrent de différents ghettos, parmi lesquels 50 de Czestochowa, dont je faisais partie. D’autres arrivèrent par la suite de Maïdanek puis de Plaszow, près de Cracovie.
Lorsque, épuisé par notre transfert de Czestochowa en camion, je suis entré dans le camp de Skarzysko, Werk C… Quel choc ! Quel spectacle de désolation ! J’avais pourtant déjà vécu des moments très durs dans des conditions de survie précaire… Il n’y avait pas, comme dans certains camps, de projecteurs, de chiens, de hurlements. Mais nous avions l’impression d’être tombés dans un monde irréel, fantomatique. Tout ce que nous voyions était profondément sordide, lugubre, angoissant. De malheureuses petites lampes projetaient un éclairage glauque. L’ensemble des baraques que nous voyions devant nous était entouré de barbelés et surveillé par des gardes armés. Il y avait des baraques de femmes, des baraques d’hommes. Certains d’entre eux étaient squelettiques, semblables à des fantômes jaunes ! Dans quel monde étions-nous tombés ? Je me souviens d’avoir été très vite poussé dans une baraque. Dès le lendemain matin, j’ai été affecté à un groupe de travail. L’enfer jaune commençait.
Pour ses rares survivants, le Werk C est synonyme de cauchemar, de travail à la chaîne dans la poussière jaune de la « picrine »[2], un explosif puissant et particulièrement dangereux, qui servait à remplir l’intérieur des pièces de munitions. C’était un camp de travaux forcés qui fonctionnait en réalité comme un de ces camps de mort où l’on mourait à petit feu après une période d’esclavage.
Dans un premier temps, la forêt qui entourait le camp n’était pas clôturée tant elle était étendue et hostile. On savait que s’y enfuir, c’était mourir de faim ou risquer d’être repéré par un garde armé et ramené au camp pour y être exécuté ; on finissait, quoi qu’il arrive, par y trouver la mort. Les tentatives d’évasion étaient toutefois si fré-quentes que finalement une double clôture de barbelés avait été installée. Je me souviens que
certains détenus étaient affectés au Waldkommando, le commando de la forêt. […] D’autres détenus, particulièrement malheureux, étaient affectés au Département acide picrique et TNT où était préparée la poudre des explosifs à partir des cristaux jaunâtres d’acide picrique. Ils y travaillaient comme des esclaves, parfois douze heures par jour, sans masque, sans pouvoir se laver à l’eau chaude. La poussière jaune de la picrine s’infiltrait sous leurs vêtements, était inhalée dans leurs poumons et pénétrait tout leur organisme. Elle jaunissait leur teint, leurs cheveux, leurs ongles et le plus souvent, ils devenaient rapidement des squelettes ambulants. Je me souviens d’en avoir croisés entre les baraques. Au début, j’étais horrifié, puis peu à peu je n’y ai plus fait attention. Ces revenants jaunes caractéristiques de Skarzysko Werk C mouraient généralement au bout de trois mois, d’où le titre évocateur du livre de Felicja Karay traduit en anglais : Death Comes in Yellow. D’autres détenus travaillaient dans le Département munitions, à propos duquel Felicja Karay évoque les « six cercles de l’enfer ». La picrine y était chauffée pour devenir liquide, puis versée bouillante dans les pièces de munitions, dont des obus. Quand elle refroidissait, elle se durcissait. Il ne restait plus qu’à percer un trou dans les pièces pour le détonateur. Là aussi la picrine faisait des ravages. Cependant, cette picrine ne s’arrêtait pas là. Elle recouvrait tout, s’infiltrait partout, nous laissant un goût amer dans la bouche. Nous luttions en plaquant sous nos vêtements des morceaux de sacs en papier épais, comme ceux qui sont employés pour le ciment.
[1] […]Felicja Karay rappelle que ces Werk comptaient en automne 1942 : 4 361 Juifs dont 2 590 hommes et 1 771 femmes, plus des Polonais, et au printemps 1943 : 6 408 Juifs et 6 576 Polonais (Felicja Karay, op. cit., p. 24, p. 43, p. 54). […]
[2] L’acide picrique ou acide carbo-azotique est appelé mélinite ou picrine par les Allemands. Il s’agit d’un produit irritant, toxique, très réactif et un peu plus puissant que le TNT à l’état solide.