Six mois à Compiègne

Six mois à Compiègne
Après deux ans d’illégalité - et de péripéties nombreuses - le 27 février 1943, je tombe aux mains de la police allemande. Dans les prisons de Bordeaux je retrouve les dizaines de jeunes, de mon âge, qui, refusant le STO, sont tombés dans les mailles du filet tendu sur les chemins de l’Espagne. Il ne s’agit plus de chasser la palombe, mais d’empêcher ces jeunes de vingt ans de rejoindre les combattants pour la liberté.
Du Fort-du-Hâ, de la caserne Boudet, ce sera le voyage vers Compiègne. Les « quarante hommes, huit chevaux en long » ne sont pas trop tassés pour ce transport. Mais que leurs parois sont dures et nos couteaux trop faibles. Aussi, quand au matin nous arrivons à Tours, nous avons bien réussi à préparer le chemin de la tentative de liberté, mais les sentinelles s’en aperçoivent et nous poursuivons notre route tassés vers les côtés des wagons, la partie centrale, entre les portes, réservée aux SS mitraillettes braquées.

Compiègne
En sortant de la gare, bien entourés par les soldats hitlériens, nous croisons un groupe de « PG » libérés. « C’est la relève », leur crie-t-on, alors qu’ils ne réalisent pas : tous ces jeunes conduits comme des criminels.
Malade, j’ai la « chance » de ne pas partir avec la majorité de mes compagnons pour Sachsenhausen, en ce printemps 1943. Et, ainsi, je resterai à Compiègne, six mois, matricule 12 971, avec cette plaque prévue pour être coupée en deux : une partie sur le corps, l’autre sur le cercueil. Il y avait alors une espèce de règlement qui faisait que celui qui ne partait pas vers les « KZ », à son tour, restait au « Front Stalag 122 » , jusqu’à ce que l’organisation nazie forme un convoi avec tous ceux qui s’étaient trouvés en sursis.

Le « Front Stalag 122 »
Après la cellule, c’est le grand air, mais ce n’est pas une gamelle mieux garnie. Le rutabaga est roi et encore en très petite quantité. Quel festin lorsque l’on peut en trouver un morceau cru ! Mais c’est aussi l’organisation de solidarité dans toute son ampleur. Quelques colis arrivent. C’est le « gourbi » et la communauté pour que chacun participe au « repas de gala » .
Que d’astuces pour faire cuire nouilles ou haricots ! Les boîtes de conserves transformées en électrodes ; la résistance installée dans une brique ; autant de réchauds de fortune pourchassés par les gardiens.
Il ne faut pas songer qu’à la nourriture et c’est alors un peu de gymnastique sur la vaste place ; c’est aussi l’école où, notions de français, de maths, d’économie politique, fortifient l’esprit.
Compiègne pour celui qui y est resté quelque temps ce fut cela et bien d’autres choses. Le camp des femmes, le camp « C », où furent parqués la population du Vieux Port de Marseille et des israélites ; le camp « américain » ; les fouilles par les gardiens ; « l’homme au chien » ; les « bouteillons »… avec toutes leurs victoires ; les projets d’évasion ; le courrier clandestin ; le 14 juillet : la fête et le « repas pantagruélique » du gourbi avec menus « faits main ».
Ce fut aussi cette revue bien particulière : un beau jour les baraques sont vidées de tous leurs occupants. Personne, ni malade, ni infirme ne doit rester dans les chambrées. Tout le monde en rang, face aux allées séparant les bâtiments. À l’entrée de chaque allée, une table et deux SS. Que signifie cette mise en scène. Inutile de dire que les bruits les plus contradictoires circulent. Et tout cela pour nous faire défiler un par un, devant ces SS, le sexe à la main afin de détecter d’éventuels Israélites parmi les prisonniers… Il n’y a que dans l’imagination SS que l’on peut trouver cela. Et moi qui avait été circoncis médicalement dans mon enfance !
Compiègne ce fut aussi où je devais retrouver mon oncle. Pour lui, qui venait de passer près de deux ans et demi à la Santé et à Poissy, l’accueil du « gourbi » lui fut très agréable. Il devait rester quelque temps à Compiègne, puis débarquer à Buchenwald en janvier 1944.

Vers la déportation

Et le 15 septembre 1943, c’est l’appel général. Nous ne nous faisons guère d’illusions. Il y a deux semaines, un convoi est parti. La guerre est de plus en plus difficile pour les hitlériens et ils ont besoin de cette main-d’œuvre bon marché. Les prisons se vident emplissant Compiègne qui ne sert que de vase communicant.
Sur le grand terrain les noms s’égrènent. Environ 1 100. J’en suis. Le retour à la chambrée. Les quelques vêtements supplémentaires (« Ne gardez que des vêtements chauds et une couverture ») empaquetés pour être envoyés à la famille. Ce sera le moyen de faire connaître notre départ pour cette destination inconnue. L’adieu aux amis et au « gourbi » sympathique. « »
À nouveau, appel, rassemblement, et nous allons passer la nuit en quarantaine au camp « C » vide. Nous avons droit à la fouille car il ne faut pas que nous possédions d’objet dangereux… pour les SS. Même pas un couteau. La nuit est assez mouvementée. Ce départ vers l’inconnu ne présage rien de bon.
Le collectif de militants se rassemble pour examiner la situation. Rester par petits groupes, disséminés dans la colonne et dans les wagons pour assurer la sécurité et offrir les meilleures possibilités. Il faut tenter l’évasion avant la frontière allemande. Le matériel… Nous l’aurons au matin quand les cuisiniers apportent le « jus ». Au fond des bouteillons quelques burins et lames de scie, un marteau sont adroitement camouflés. L’un des nôtres a son accordéon. En le démontant il est facile de le transformer en « boîte à outils » et y planquer ces « armes ».
Dernier appel et rassemblement ; boule de pain et saucisson, auxquels nous ne toucherons pas beaucoup. Nouvelle fouille qui ne m’empêche pas de passer un fort couteau, toujours utile. Notre colonne est encadrée par les SS et soldats, mitraillettes et fusils braqués, chiens. Ceux qui restent sont enfermés dans les bâtiments.
Et c’est la traversée de Compiègne. Derrière chaque fenêtre nous sentons la présence des habitants de la ville, mais chaque fois qu’un rideau bouge ou s’écarte un peu, un fusil menaçant est braqué. Le pont de bois, la gare, les wagons à bestiaux. Cinquante par wagon, le vantail se ferme, les crochets sont cadenassés.
 

Floréal BARRIER, Le Serment. Buchenwald-Dora et Kommandos, n° 95, 4° trimestre 1973.