Sitôt le train ébranlé il faut se mettre au travail. Ce n’est pas si facile. Il y a ceux qui n’ont jamais été des combattants et ne comprennent pas : « Nous allons tous être fusillés…». Et y il a la dureté de ce bois. Mon groupe s’attaque à « découper » la planche autour de l’emplacement du crochet de fermeture. Il y a là, dont je me souviens, Dédé Martin, de Paris et de l’affaire de la rue de Buci, décédé il y a quelques années, Raymond Renaud, de Montceau-les-Mines, qui apprendra, à Buchenwald, la mort de son frère à Auschwitz, du premier convoi de politiques français. Mon couteau est bien utile, mais nos mains sont bientôt entaillées elles aussi. L’accordéoniste n’est pas avec nous, qu’importe, il faut tenter le tout pour le tout.
Les heures passent, le train roule sans arrêt, bien trop vite à notre gré. Nous avons réussi l’ouverture, mais il fait encore jour. Patientons un peu. Soudain des coups de feu, des cris, le bruit du signal d’alarme, mais le train ne s’arrête pas de suite. Dans l’autre bout de notre wagon un groupe a tenté l’impossible. Trois ont sauté. L’un aurait réussi, l’autre a été tué, le troisième est ramassé ensanglanté et contraint de rentrer dans le wagon, sous les coups, par le trou où il a sauté. Les cris ne manquent pas. Ce n’est qu’un début.
Le train repart, des SS sur le marche-pieds. Nos « armes » ont disparu dans la paille. Arrêt. C’est une gare. Neubourg-sur-Moselle, je crois me souvenir, la frontière lorraine. Les portes des wagons sont ouvertes. Les SS se précipitent, mitraillettes et gourdins au poing, ivres de colère : plusieurs wagons sont ouverts de par l’action des prisonniers. Les cinquante tiennent dans le tiers du wagon. C’est le comptage à coups de trique. L’ordre guttural : « Tout le monde tout nu ! » Le déshabillage est rapide sous les coups.
« Trois volontaires ! » Pourquoi ? Tant pis, allons-y, nous éviterons peut-être les coups. C’est pour transporter les vêtements dans un wagon. Le mécanicien du train est frappé par les SS : il n’a pas arrêté le convoi assez rapidement au signal d’alarme. Rassemblement sur le quai, tout le monde « à poil ». Des « souris grises » s’esclaffent devant le spectacle offert. Et c’est l’entassement dans les wagons intacts. Dans le nôtre nous ne sommes que… 98. Dans un métallique ils seront près de 130. Et le train repart. Il n’y a plus d’espoir que celui de continuer le combat « là-bas » !
Dans la nuit le train roule. Il fait froid mais, bien tassés, nous transpirons et étouffons. À tour de rôle nous approchons des interstices pour respirer un peu d’air frais. Quand le train s’arrête c’est l’étouffement, les cris, le chlore de la tinette inutile. L’on ne sent pas la faim, mais la soif rend fou. Le jour se lève. Le train s’arrête.
Des cris inhumains nous parviennent. Dans le wagon métallique il y a plus de soixante morts étouffés. Des morts dans presque tous les wagons. Nous traversons des villes, des gares. Les portes s’ouvrent : sommes-nous rendus ? Non, les SS balancent des pantalons et chacun en enfile un. À qui est-il ?
Une gare : Weimar. Les voies de garage. D’autres SS, des chiens, des cravaches qui nous tombent sur le dos pour nous compter. Vêtus de notre simple pantalon, en rang par cinq, la colonne s’ébranle. Dans quel état ! Des camions sont là. Nous aurons ainsi la chance de ne pas faire à pied « la route du sang », comme les « 20 000 » arrivés deux semaines plus tôt.
Des barbelés, des lumières, des miradors, la grande place avec cette lumière crue des projecteurs : Buchenwald…
Pour les rescapés de ce convoi vers la mort une nouvelle et douloureuse expérience commence. Sur les 926 enregistrés vivants à l’arrivée, 650 partiront, deux semaines plus tard, construire Dora.
Pour moi, devenu le « 21 802 » cela se terminera dix-neuf mois plus tard dans l’assaut de la libération de Buchenwald.