« Que vous dire au juste de la vie à Westerbork ? »

A deux sœurs de La Haye. Amsterdam, fin décembre 194210

Amsterdam, décembre 1942.

[…] que vous dire au juste de la vie à Westerbork ?

J'y suis venue pour la première fois dans l'été. Jusqu'à ce moment-là, tout mon savoir sur la Drenthe se résumait à ceci: on y voyait beaucoup de dolmens. Et voilà que j'y trouvais soudain un village de baraques en bois, serti entre ciel et lande avec en son milieu un champ de lupins d'un jaune éblouissant et des barbelés tout autour. Il y avait là des vies humaines à ramasser par brassées. A dire vrai, je ne m'étais jamais doutée que sur cette lande de Drenthe, des émigrés allemands étaient détenus depuis quatre ans 12; en ce temps-là, j'étais trop occupée en collectes pour les petits Espagnols et les petits Chinois.

Les premiers jours, je parcourais le camp comme on feuillette les pages d'un livre d'histoire. J'y ai rencontré des gens qui avaient été internés à Buchenwald et à Dachau à une époque où ces noms ne représentaient pour nous que des sons lointains et menaçants. J'y ai rencontré d'anciens passagers de ce bateau 13 qui a fait le tour du monde sans être autorisé à accoster dans aucun port. Vous vous en souvenez, nos journaux en ont fait leurs gros titres à l'époque. J'ai vu des photos de petits enfants qui, entre- temps, ont dû bien grandir dans tel ou tel endroit inconnu de la planète - on peut se demander s'ils reconnaîtront leurs parents, à supposer qu'ils les revoient jamais.

En un mot, on avait l'impression de voir matérialisé devant soi un peu du destin, du Schicksal juif des dix dernières années. Et ce, alors qu'on s'attendait à ne trouver en Drenthe que des dolmens. A vous couper le souffle.

Durant cet été 1942 - c'était il y a des années, nous semble-t-il : il faudrait des mois pour assimiler tout ce qui s'est passé en ces quelques mois -, cette petite colonie a été remuée jusqu'aux moelles: les premiers occupants du camp ont assisté avec stupéfaction à la déportation massive des juifs de Hollande vers l'Est de l'Europe. Eux-mêmes eurent d'ailleurs à payer un lourd tribut humain, lorsque le nombre des « volontaires du travail» ne répondait pas exactement aux prévisions.

Un soir d'été, j'étais en train de manger ma ration de chou rouge en bordure de ce champ de lupins tout jaune qui s'étendait entre notre cantine et la baraque de désinfection, et je déclarai d'un ton méditatif et inspiré: « Il faudrait écrire la chronique de Westerbork. » A ma gauche, un homme d'un certain âge - lui aussi mangeur de chou rouge - répondit: « Oui, mais il faudrait être un grand poète. »

Il avait raison, il faudrait être un grand poète, les récits journalistiques ne suffisent plus.

Toute l'Europe se change peu à peu en un immense camp. Toute l'Europe pourra bientôt disposer du même genre d'amères expériences. Si nous nous bornons à nous rapporter mutuellement les faits nus: familles dispersées, biens pillés, libertés confisquées, nous risquons la monotonie. Et les barbelés et la ratatouille quotidienne n'offrent pas matière à anecdotes piquantes pour les gens de l'extérieur - je me demande d'ailleurs combien il restera de gens à l'extérieur si l'Histoire continue à suivre longtemps encore le cours où elle s'est engagée.

 

Oui – Westerbork…

Si j'ai bien compris, cet endroit - aujourd'hui foyer de souffrance juive - était il y a quatre ans encore sauvage et désert, et l'esprit du ministère de la Justice 15 planait sur la lande.

« Il n'y avait ici pas un papillon, pas une fleurette, pas le moindre vermisseau * », [* En allemand dans le texte: Noch kein Schmetterling war hier zu sehen, kein Blümchen, ja kein Wurm] m'assurent, tout excités, les plus anciens « résidents» du camp. Et à présent ? Je vous donne au hasard un extrait de l'inventaire : il y a un orphelinat, une synagogue, une morgue et une fabrique de semelles en pleine expansion. J'ai entendu parler de la construction d'un asile d'aliénés et le complexe des baraques hospitalières, qui s'étend continuellement, compte déjà mille lits, d'après les derniers chiffres que je connaisse.

La petite maison d'opérette qui se dresse dans un coin du camp, grande comme un mouchoir de poche, semble ne plus suffire. On projette d'en construire une autre, plus grande 16. Cela vous paraîtra sans doute assez surprenant: une prison à l'intérieur d'une prison.

Il y a des crises de cabinet en miniature, accompagnées des intrigues et des manœuvres dont elles semblent décidément inséparables.

Il y a un commandant hollandais et un commandant allemand 17. Le premier a plus d'ancienneté, le second plus d'autorité. De ce dernier, l'on dit en outre qu'il aime la musique et que c'est un gentleman. Je suis mal placée pour en juger, bien qu'à mon avis il exerce des fonctions tout de même assez inattendues pour un gentleman ...

Il y a une salle de théâtre qui, dans un passé glorieux où la notion de «convoi» restait à inventer, a servi de cadre à un Shakespeare affreusement mutilé. Aujourd'hui, la même scène est occupée par des bureaux et des machines à écrire.

Il y a de la boue, tant de boue qu'il faut avoir un soleil intérieur accroché entre les côtes si l'on veut éviter d'en être psychologiquement victime. (Victime de chaussures abîmées et de pieds mouillés - vous me comprenez.)

Notre camp n'a qu'un étage et pourtant on y surprend une multitude d'accents aussi impressionnante que si la tour de Babel avait été élevée parmi nous: bavarois et groninguois, saxon et frison oriental, allemand avec un accent polonais ou russe, hollandais avec un accent allemand et vice versa, amsterdamois et berlinois - et j'attire votre attention sur le fait que notre établissement couvre au maximum un peu plus d'un demi-kilomètre carré.

Les barbelés ne sont qu'une question de point de vue. «Nous, derrière des barbelés ? disait un jour un indestructible vieux monsieur avec un geste mélancolique de la main, et eux, là-bas, ils ne vivent pas derrière des barbelés, peut-être ? » Et il pointait du doigt dans la direction des hautes villas qui se dressent tels des geôliers de l'autre côté de la clôture.

Si seulement ces barbelés se contentaient d'entourer le camp, on s'y retrouverait, mais c'est aussi à l'intérieur, autour des baraques et entre elles, que ces fils si caractéristiques du xx' siècle serpentent en un réseau labyrinthique et impénétrable. De temps à autre, on rencontre des gens au visage ou aux mains couverts d'égratignures.

Aux quatre coins de notre village de bois se dressent des miradors constitués chacun d'une plate-forme en plein vent juchée sur quatre hauts piliers. Un homme casqué et armé d'un fusil y monte la garde et se dessine contre des ciels changeants. Le soir, on entend parfois des coups de feu claquer sur la lande, comme ce jour où un aveugle en s'égarant s'était un peu trop approché des barbelés ...

Voilà bien ce qui rend la tâche si difficile dès que l'on veut parler de Westerbork: son caractère ambivalent. D'un côté, une société stable est en train de s'y former, une communauté constituée certes sous la contrainte, mais douée cependant de toutes les facettes propres à un groupe social humain; de l'autre, un camp conçu pour un peuple en transit et agité de forts remous à chaque déferlement de nouvelles vagues humaines venues des grandes villes ou de province, de maisons de repos, de prisons ou de camps disciplinaires, de tous les coins et les recoins les plus perdus de Hollande, pour être déportées de nouveau quelques jours plus tard, cette fois vers une destination inconnue.

Vous pensez si l'on se bouscule sur ce demi-kilomètre carré! Car tout le monde n'est pas, bien sûr, comme cet homme qui bourra un jour son sac à dos pour monter dans le train de son propre mouvement et qui répondit aux questionneurs qu'il voulait être libre de partir quand bon lui semblait - à lui. Cela m'a fait penser à ce juge romain qui disait à un martyr: « Sais-tu que j'ai le pouvoir de te tuer ? » Et l'autre: « Mais savez-vous que j'ai le pouvoir d'être tué ? »

Mais à part cela on se bouscule tout de même beaucoup à Westerbork, c'est une vraie mêlée comme, après le naufrage, autour du dernier bout de bois auquel s'accrochent désespérément beaucoup, beaucoup trop de gens en train de se noyer.

On préfère rester, même dans cette province perdue, la plus déshéritée de Hollande, et passer l'hiver derrière les barbelés plutôt que de se laisser entraîner au fin fond de l'Europe, vers des contrées et des destinations inconnues, d'où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus jusqu'à présent à ceux qui sont demeurés ici. Mais le quota doit être rempli et le train aussi, ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique - et l'on ne peut retenir chacun en le présentant comme indispensable au camp ou trop malade pour supporter le transport, même si l'on tente de le faire pour beaucoup. On se dit certains jours qu'il serait plus simple de partir soi-même une fois pour toutes « en convoi », plutôt que de devoir être témoin, semaine après semaine, des angoisses et du désespoir des milliers et des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, d'infirmes, de débiles mentaux, de nourrissons, de malades et de vieillards qui glissent entre nos mains secourables en un cortège presque ininterrompu.

Mon stylo ne dispose pas d'accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois. Vus du dehors, ils semblaient pouvoir sécréter à la longue une noire monotonie, et pourtant chacun d'entre eux était à part et possédait pour ainsi dire son atmosphère propre.

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d'autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu'on revient parmi les hommes, on s'aperçoit que partout où il y a des hommes il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances -« avec un rire et une larme », pour parler comme les romans populaires.

Tout était différent selon que les nouveaux arrivants avaient eu le temps de se préparer, de se munir d'un sac à dos bien rempli, ou bien avaient été traînés à l'improviste hors de chez eux ou fauchés en pleine rue. A la longue, nous ne connûmes plus que le dernier cas.

Lors des premiers convois de rafles, en voyant arriver des gens en pantoufles et en sous-vêtements, tout Westerbork, en un mouvement unanime d'effroi et d'héroïsme, s'est dépouillé jusqu'à sa dernière chemise. Et l'on a tenté, dans une coopération parfois admirable avec l'arrière, de fournir aux partants le meilleur équipement possible. Mais quand on songe à tous ceux qui sont allés presque nus au-devant des rigueurs de l'hiver est-européen, et à cette mince couverture qui était parfois tout ce que nous p vions leur distribuer dans la nuit, quelques heures avant le départ ...

Nous avons vu arriver le prolétariat des grandes villes.

Il étalait sa pauvreté et sa crasse dans la nudité des baraques et beaucoup se demandaient, bouche bée: qu'a- t-elle donc fait pour eux, cette fameuse démocratie d'avant-guerre ?

Les gens de Rotterdam formaient une classe à part, aguerris qu'ils étaient par le bombardement de leur ville durant les journées de mai 194018• «Il en faut beaucoup pour nous effrayer, entendait-on dire à beaucoup d'entre eux. Si nous en avons réchappé, nous nous tirerons aussi de cette nouvelle épreuve. » Et, quelques jours plus tard, ils montaient en chantant dans le train, mais on était en plein été et l'on ne voyait pas encore de vieilles gens ou d'infirmes, portés sur des brancards, fermer le cortège des déportés, comme ce fut le cas depuis ...

Les récits des juifs de Heerlen, de Maastricht et de je ne sais quelles autres villes de la région bourdonnaient encore des adieux grandioses que les Limbourgeois leur avaient réservés dans leur exode. On sentait qu'ils pourraient vivre encore longtemps sur ce réconfort moral. « Les catholiques nous ont promis de prier pour nous et ils savent le faire, ma foi, mieux que nous! » disait l'un d'eux.

Les Haarlemmois prenaient leur ton pincé: « Ces gens d'Amsterdam, ils ne peuvent pas s'empêcher de faire de l'humour noir ... »

Il y avait de tout jeunes enfants qui refusaient une tartine tant que leur père et leur mère n'étaient pas servis.

Nous avons vécu une journée étrange lorsqu'un transport nous amena des catholiques juifs ou des juifs catholiques - comme on voudra -, nonnes et moines portant l'étoile jaune sur leur habit conventuel 19. Je me rappelle deux garçons, jumeaux dont le beau visage brun évoquait le ghetto et qui, le regard plein d'une sérénité enfantine sous leur capuce, racontaient aimablement - tout au plus un peu étonnés - qu'on était venu à quatre heures et demie les arracher à l'office du matin et qu'à Amersfoort on leur avait donné du chou rouge.

Il y avait un autre religieux, encore assez jeune d'allure, qui n'avait pas quitté son couvent depuis quinze ans et se retrouvait pour la première fois dans «le monde ». Je demeurai un moment à ses côtés et suivis ses regards qui erraient avec calme à travers la grande baraque où l'on enregistrait les nouveaux venus.

Les hommes au crâne rasé, battus et maltraités, qui déferlèrent ce jour-là chez nous, portés par la même vague que les catholiques, avançaient en trébuchant dans ce hangar de bois, le geste mal assuré, et tendaient leurs mains vers le pain, qui ne suffisait pas.

Un jeune juif s'arrêta devant nous, il flottait dans sa veste, mais un indestructible sourire moqueur perça à travers le maquis noir de sa barbe lorsqu'il nous dit: «Ils ont fait mine de casser le mur de la prison avec ma caboche, mais elle était plus dure que le mur! »

Parmi la foule des têtes rasées se détachaient curieusement celles, bandées de blanc, des femmes traitées contre les poux à la baraque de désinfection, et qui avaient un air de honte et de chagrin sur le visage.

De petits enfants s'endormaient sur le plancher poussiéreux ou jouaient à la guerre entre les jambes des grandes personnes. Voici deux tout-petits qui volettent, sans défense, autour du corps massif d'une femme étendue sans connaissance dans un coin: ils n'y comprennent rien, leur mère reste couchée sans un geste et ne leur répond pas.

Un vieux monsieur droit comme un i, cheveux gris et profil aigu d'aristocrate, considère fixement ce tableau infernal et répète sans cesse à part lui: « Un jour affreux ! Un jour affreux ! »

Et, dominant le tout, le crépitement ininterrompu d'une batterie de machines à écrire: la mitraille de la bureaucratie.

Par les multiples petits carreaux, on aperçoit d'autres baraques en planches, des barbelés et une lande aride.

Je lève les yeux vers le moine qui retrouve « Je monde » pour la première fois depuis quinze ans et lui demande: « Alors, que dites-vous du monde ? ».

Mais le regard de l'homme en bure brune reste ferme, aimable et sans émotion, comme si tout ce qui l'entoure lui était connu et familier, et depuis longtemps.

Plus tard, quelqu'un m'a raconté que, le soir même, il avait vu un groupe de religieux s'avancer dans la pénombre entre deux baraques obscures en disant leur chapelet, aussi imperturbables que s'ils avaient défilé dans le cloître de leur abbaye.

Et n'est-il pas vrai que l'on peut prier partout, dans une baraque en planches aussi bien que dans un monastère de pierre et plus généralement en tout lieu de la terre où il plaît à Dieu, en cette époque troublée, de jeter ses créatures ?

Ceux qui jouissent du privilège exténuant pour les nerfs de pouvoir rester à Westerbork « jusqu'à nouvel ordre » sont exposés à un grave danger moral, celui de l'accoutumance et de l'endurcissement.

La somme de souffrance humaine qui s'est présentée à nos yeux durant les six derniers mois et continue à s'y présenter chaque jour dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. C'est pourquoi l'on entend répéter autour de soi tous les jours et sur tous les tons: «Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, nous voulons oublier aussi vite que possible. » Il me semble qu'il y a là un grave danger.

C'est vrai, il se passe des choses que notre raison, autrefois, n'aurait pas crues possibles. Mais peut-être y a-t-il en nous d'autres organes que la raison, inconnus de nous autrefois et qui nous permettent de concevoir ces choses stupéfiantes. Je crois qu'à chaque événement correspond chez l'homme un organe qui lui permet d'assimiler cet événement.

Si nous ne sauvons des camps, où qu'ils se trouvent, que notre peau et rien d'autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n'est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l'on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu'elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d'enrichir l'homme de nouvelles intuitions. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes et dans nos cœurs un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances d'où nous puissions extraire une signification, - cela signifie que notre génération n'est pas armée pour la vie.

Je sais, ce n'est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d'autres, mais si, au dénuement général du monde d'après-guerre, nous n'avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l'enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l'extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d'elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d'autres intuitions nouvelles que l'on aura conquises hors des camps au prix d'autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d'une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant ?

C'est pourquoi cela m'a paru un si grave danger d'entendre répéter constamment autour de moi: « Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, le mieux est de se cuirasser contre toute cette détresse. »

Mais la souffrance, sous quelque forme qu'elle nous touche, n'appartient-elle pas, elle aussi, à l'existence humaine ?

[…] Je devais vous parler de la vie à Westerbork, non vous exposer mes idées personnelles. Je n'y puis rien, cela m'a échappé ...

Mais les vieilles gens ? Tous ces vieillards usés, ces infirmes ? A quoi bon leur jeter à la face mes principes philosophiques ?

De toute l'histoire de Westerbork, le chapitre le plus triste sera sûrement celui consacré aux personnes âgées Il sera peut-être encore plus poignant que l'épisode des martyrs d'Ellecom, dont l'irruption mutilée a fait courir un frisson d'horreur par tout le camp.

A des gens jeunes et bien-portants, on pouvait dire que l'Histoire chargeait nos épaules d'un destin exceptionnel et que nous devions trouver en nous la grandeur qui nous permettrait d'en soutenir le poids - toutes choses auxquelles on croit soi-même et que l'on peut mettre en pratique dans sa propre vie.

On pouvait leur dire que nous étions en droit de nous considérer comme des soldats placés en première ligne, même s'il était très particulier, le front où l'on nous envoyait. En apparence, nous étions condamnés à une passivité totale, mais qui pouvait nous empêcher de mobiliser nos forces intérieures ?

Mais avez-vous jamais entendu parler de soldats de quatre-vingts ans, brandissant pour seule arme la canne blanche des aveugles ?

Un matin d'été, de bonne heure, je tombai sur un homme qui ne cessait de marmonner, l'air abasourdi: « Vous avez vu ce qu'ils nous ont envoyé comme "travailleurs en Allemagne" ? » Et, m'étant hâtée vers l'entrée du camp, j'arrivai au moment où on les déchargeait de vieux camions branlants : une théorie de vieillards. Et nous restions plantés là, plutôt pantois pour tout vous dire. Mais, quelque temps après, nous avions déjà pris le pli et à chaque nouveau convoi nous nous demandions, le plus naturelle ment du monde: « Y avait-il beaucoup de vieillards et d'infirmes, cette fois ? »

Une petite vieille avait oublié ses lunettes et sa fiole de pilules « à la maison », sur la cheminée: comment faire pour les récupérer, demandait-elle - et d'ailleurs, où se trouvait-elle exactement et où l'emmenait-on ?

Une femme de quatre-vingt-sept ans s'accrochait à ma main avec tant de force que j'ai cru qu'elle ne la lâcherait plus jamais. Elle me racontait que les marches de sa maison avaient toujours relui de propreté et que pas une fois dans sa vie elle n'avait jeté ses habits sous son lit en se couchant 20.

Et ce petit monsieur de soixante-dix-neuf ans. Cinquante-deux ans de mariage, me dit-il, sa femme en traitement à l'hôpital d'Utrecht et lui, on allait l'emmener loin de la Hollande dès le lendemain ...

Je pourrais continuer ainsi pendant des pages et des pages, vous n'auriez encore qu'une faible idée de cette masse traînante, trébuchante, effondrée, démunie, de ses questions naïves et puériles. Les mots, ici, nous étaient d'un maigre secours et une main sur l'épaule pesait parfois trop lourd.

Non, vraiment, ces vieilles gens, c'est un chapitre à part. Leurs gestes maladroits, leurs visages éteints peuplent encore les nuits sans sommeil de beaucoup d'entre nous ...

En l'espace de quelques mois, la population de Westerbork, grossie d'alluvions diverses, est passée de mille à environ dix mille personnes. La plus forte croissance date des terribles journées d'octobre.", de l'époque où l'immense battue aux juifs menée par tout le pays avait déclenché à Westerbork une inondation humaine qui faillit submerger le camp.

Il ne s'agit donc pas précisément de ce qu'il est convenu d'appeler une société à la croissance organique, à la respiration régulière, et pourtant - et c'est à vous couper le souffle - on y retrouve toutes les facettes, les classes, les « ismes », les oppositions et les chapelles qui divisent la société. (Et ce sur la superficie inchangée d'un demi-kilomètre carré.) A la réflexion, faut-il vraiment s'en étonner ? Chaque individu n'emporte-t-il pas avec lui et en lui la tendance politique, la couche sociale, le niveau culturel qu'il incarne ?

Mais ce dont on ne cesse de s'étonner, c'est qu'en présence de la détresse commune, ces oppositions se maintiennent sans céder un pouce.

Dans la boue, entre deux grands baraquements, j'ai rencontré l'autre jour une jeune fille qui a commencé par me dire que si elle était à Westerbork, c'était le fait du hasard. (Il y a là un phénomène général tout à fait étonnant: chacun pense que son cas particulier est dû à un hasard malheureux, nous sommes encore bien éloignés d'une conscience historique commune.) Pour en revenir à cette jeune fille: elle me fit sa complainte - paquets qui n'arrivaient pas, chaussures égarées. Mais soudain elle s'interrompit et son visage s'illumina: «Malgré tout, nous sommes très bien tombés, les gens de notre baraque, c'est vraiment l'élite. Tu sais comment les autres appellent notre baraque ? poursuivit-elle, toute fière. La courbe du Herengracht 22. »

J'en suis restée sans voix; mon regard allait de ses chaussures abîmées à son visage fardé, et je ne savais plus si je devais rire ou pleurer ...

De toutes les pénuries dont souffre Westerbork, la pénurie de place est certainement la pire.

Sur une population de dix mille personnes, deux mille cinq cents environ sont logées dans les deux cent quinze petits pavillons qui constituaient autrefois l'essentiel du camp et qui, à l'ère « prédéportationnaire », abritaient une famille chacun.

Chacune de ces maisonnettes comprend deux petites pièces, parfois trois, avec une cuisine où se trouve un point d'eau, et des toilettes. La porte d'entrée n'a pas de sonnette, ce qui abrège d'autant les formalités. Cette porte ouverte, on se trouve sans transition en plein milieu de la cuisine. Si l'on veut rendre visite à des amis qui ont élu domicile dans la pièce du fond, on tente une percée - avec un sans-gêne qui s'apprend très vite - à travers la première pièce, où la famille vient par exemple de se mettre à table, ou se chamaille, ou se dispose à se coucher, selon les cas. En outre, depuis quelque temps, ces chambrettes sont généralement bourrées de visiteurs qui ont voulu fuir un moment les grandes baraques.

Car les occupants de ces chambres sont les princes de Westerbork, enviés de tous et constamment assiégés.

La grande détresse, la détresse criante de Westerbork ne commence vraiment que dans ces immenses baraques élevées à la hâte, dans ces hangars de planches disjointes bourrés de cargaison humaine et où, sous le ciel bas du linge que font sécher des centaines de personnes, les châlits de fer s'entassent sur trois niveaux.

Ces malheureux Français ne se doutaient pas que, sur les lits qu'ils construisirent jadis pour leur ligne Maginot, des juifs exilés dans quelque lande perdue de Drenthe pas- seraient leurs nuits anxieuses, peuplées de cauchemars. Je me suis laissé dire, en effet, que nos lits viennent de la ligne Maginot.

Ces châlits, on y vit, on y meurt, on y mange, on y est cloué par la maladie, on y passe des nuits sans sommeil à écouter les enfants qui pleurent, à ressasser la même question: pourquoi ne reçoit-on à peu près aucune nouvelle des milliers et des milliers de gens qui sont partis d'ici ?

Sous les lits s'empilent des valises, aux montants de fer pendent des sacs à dos: pas d'autre place disponible. Le reste du mobilier se compose de tables de bois brut et d'étroits bancs de bois. Quant aux conditions d'hygiène, mieux vaut que cette pudique relation n'en dise rien, sinon je me verrais forcée de vous imposer certains détails peu ragoûtants.

Disséminés dans l'immense salle, quelques poêles dispensent juste assez de chaleur pour les petites vieilles qui s'agglutinent en cercle autour d'eux. Comment fera-t-on pour passer l'hiver dans ces baraques ? Nous nous posons encore la question.

Ces grands entrepôts humains ont tous été montés de la même façon en plein champ de boue et équipés avec la même sobriété, dirons-nous. Mais l'étrange est que, passant par telle baraque, on a l'impression de traverser un misérable taudis, tandis qu'une autre vous fait presque l'effet d'un quartier bourgeois. Plus étonnant encore: on dirait que chaque lit, chaque table de bois sécrète son atmosphère propre.

Dans l'une de ces baraques, je vois par exemple une table où, le soir, une chandelle brûle dans une lanterne de verre. Sept ou huit personnes s'y retrouvent et l'on appelle cela le «coin des artistes ». On avance de quelques pas jusqu'à la table suivante, qu'entourent également sept ou huit personnes et où traînent au lieu de chandelles quelques casseroles sales: c'est la seule différence, mais on a l'impression de tomber dans un autre monde.

Des conditions de vie semblables ne suffisent apparemment pas à produire des êtres humains semblables.

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de large sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d'eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s'appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l'atmosphère palpable qui s'attache à la vie mouvementée d'une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés, et leurs silhouettes vulnérables se découpent en grandeur réelle sur l'immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi...

La solide armure que leur avaient forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu'il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures - il ne leur reste plus rien d'autre.

On s'aperçoit aujourd'hui qu'il ne suffit pas, dans la vie, d'être un politicien habile ou un artiste de talent. Lorsqu'on touche au fond de la détresse, la vie exige bien d'autres qualités.

Oui, c'est vrai, nous sommes jugés à l'aune de nos ultimes valeurs humaines.

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous ai effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j'évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j'ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s'agit d'un récit très subjectif. Je conçois qu'on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l'amertume et la révolte.

Mais la révolte qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement n'a rien d'authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l'absence de haine n'implique pas nécessairement l'absence d'une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp, j'ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

 

Etty HILLESUM, Lettres de Westerbork, Une vie Bouleversée, Paris, Point Seuil, [1988], 1995, pp.253-270