Parler de la Shoah, et comment ; ou bien ne pas en parler, et pourquoi ? Éternelle question

La bonne mesure est impossible à trouver ; soit on parle trop de sa déportation, soit on en parle trop peu. Nombreux sont ceux qui en ont été tellement meurtris qu'ils n'en parlent jamais. Mon fils m'a rapporté qu'un jour, alors qu'il évoquait avec un ami le sort de leurs mères déportées, il a eu la surprise de voir l'ami éclater en sanglots en lui avouant : « Ma mère ne m'en a jamais parlé. » Ce silence est pour moi un mystère. Il est vrai que mes beaux-parents eux-mêmes n'ont jamais supporté qu'on parle de la déportation. Mon mari et l'un de mes fils ont toujours partagé cette difficulté. Les livres dont je parle, par exemple, mon mari ne s'intéresse pas à leur contenu. Il a même du mal à supporter que je les lise. Durant les premières années de notre mariage, lorsque avec l'une ou l'autre de mes sœurs nous évoquions un souvenir commun, il lui arrivait de nous interrompre pour parler d'autre chose. C'était sa façon à lui de se protéger. Pour autant, elle ne m'était pas toujours facile à supporter.

Parler de la Shoah, et comment ; ou bien ne pas en parler, et pourquoi? Éternelle question. Le romancier israélien Aharon Appelfeld a écrit plusieurs livres superbes, notamment Histoire d'une vie, où il raconte son évasion du camp, alors qu'il a dix ans, et ses trois ans de cache dans la forêt ukrainienne. Il vient de publier trois discours prononcés en Israël. C'est un livre bouleversant dans lequel il analyse la Shoah en expliquant que ceux qui en ont été les victimes ne s'en sortent jamais. À sa lecture, je me suis rendu compte qu'au fond, nous aurons toujours vécu avec cela. Certains répugnent à l'évoquer. D'autres ont besoin d'en parler. Mais tous vivent avec. Appelfeld énonce les raisons pour lesquelles on ne peut plus s'en détacher. Elles sont terribles, et marquent la différence de nature avec la situation des résistants. Eux sont dans la position des héros, leur combat les couvre d'une gloire qu'accroît encore l'emprisonnement dont ils l'ont payée ; ils avaient choisi leur destin. Mais nous, nous n'avions rien choisi. Nous n'étions que des victimes honteuses, des animaux tatoués. Il nous faut donc vivre avec ça, et que les autres l’accepte.

Tout ce qu'on peut dire, écrire, filmer sur l'Holocauste n'exorcise rien. La Shoah est omniprésente. Rien ne s'efface ; les convois, le travail, l'enfermement, les baraques, la maladie, le froid, le manque de sommeil, la faim, les humiliations, l'avilissement, les coups, les cris... non, rien ne peut ni ne doit être oublié. Mais au-delà de ces horreurs, seuls importent les morts. La chambre à gaz pour les enfants, les femmes, les vieillards, pour ceux qui attrapent la gale, qui clopinent, qui ont mauvaise mine ; et pour les autres, la mort lente. Deux mille cinq cents survivants sur soixante-dix-huit mille Juifs français déportés. Il n'y a que la Shoah. L'atmosphère de crématoire, de fumée et de puanteur de Birkenau, je ne l'oublierai jamais. Là-bas, dans les plaines allemandes et polonaises, s'étendent désormais des espaces dénudés sur lesquels règne le silence ; c'est le poids effrayant du vide que l'oubli n'a pas le droit de combler, et que la mémoire des vivants habitera toujours.

Simone VEIL, Une vie, Paris, Stock, pp.101-103