C’est alors qu’une nouvelle extraordinaire nous arriva. Des camions de la Croix-Rouge internationale avaient été aperçus sur la route, rapatriant les Français et les Belges de Mauthausen. Durant deux jours, beaucoup ne voulurent y croire. Et le 27 avril au soir, la confirmation, brusquement la confirmation nous arrivait. Une rafale de folle espérance gonfla les cœurs. Les plus pessimistes durent se ranger à l’incroyable évidence.
De toute ma captivité nul spectacle ne me fut peut-être plus pénible, quoiqu’il ne comportât rien de sanglant, que celui que nous offrît la cour d’appel de Gusen le 28 avril. […]
Tous les Français avaient été rassemblés le matin, tous ceux du moins qui avaient échappé à la dernière tuerie systématique, méthodique, celle des trois précédentes semaines, où les plus déficients avaient été exterminés. […]
On nous avait groupés par ordre alphabétique – ce qui était la première fois depuis longtemps – et on nous distribua à chacun un colis de vivres de la Croix-Rouge, le seul qui soit venu jusqu’à nous. L’équipe de jour du camp, constituée de prisonniers étrangers qui devaient rester à Gusen, était présente devant nous. Je mesurais la folle expression des yeux, les gestes animaux d’envie, devant les boîtes éventrées de nos colis, que manifestaient ces Yougoslaves, ces Russes, ces Italiens, qui se sentaient mourir de faim. Nous leur donnions quelques miettes de ces vivres sur lesquels ils se jetaient. […]
Le risque de mort ne comptait plus. […] Autour de la place, des centaines de déportés, et sous l’horloge des dizaines de SS, et de sa fenêtre le commandant du camp, observaient, les yeux agrandis de stupéfaction, ce spectacle hallucinant de 800 hommes qui dévoraient, malgré l’ordre, dans un mélange innommable, le sucre et la viande, les confitures et le fromage, emplissant leurs mains de poudre de cacao dont ils se noircissaient la face dans leur frénésie. Les boîtes vides, les papiers, les emballages, bien vite se répandaient sur le sol en un désordre inconnu. Et cependant aucune salve de mitrailleuse, aucun coup de revolver, aucune rafale, pas même de coups de bâton, ne mettaient fin à ce spectacle de révolte, ce mirage de folie, cette exaspération alimentaire, cette imprudence incommensurable. […]
Combien de mes camarades sont morts, les jours suivants, de cet excès instantané de nourriture, qui tua les organismes desséchés, fit exploser les organismes ratatinés, provoqua les dysenteries fatales.