A notre arrivée, le jeudi 7 septembre 1944, descendus des wagons à grands coups de bottes et d’aboiement de chiens, nous sommes mis en rang sur le quai de la gare. Personnellement, j’ai autour du cou un essuie-mains en guise de foulard. Un S.S m’arrache l’essuie-mains et me lance un coup de poing en pleine figure. Je me dis: « C’est le hors d’œuvre! ». Voilà qu’apparaît l’entrée du camp: grande bâtisse surmontée d’un toit. Au centre, une horloge. Sur la grille, nous lisons : « Arbeit macht frei » (Le travail rend libre !). Les lourdes grilles de fer se ferment derrière nous. C’en est fini de notre liberté ! Le camp est entouré de miradors et de fils de fer barbelés et électrifiés. De place en place, des projecteurs et des panneaux indiquant : «Achtung, dans cette zone, tir sans sommation ». Dans le camp, il règne une propreté méticuleuse. Les baraques sont groupées en rayon autour du demi-cercle de la place d’appel. Dans le fond, la cheminée du four crématoire. Devant les baraques, des parterres de fleurs bien entretenus mais les visages sont ravinés et hagards.
On nous emmène dans différents bureaux où nous devons décliner : nom, profession, religion. Puis, nous sommes dépouillés de nos vêtements (adieu le beau costume que maman m’avait confectionné !), douchés, fouillés. Tout signe extérieur, symbole de statut social, est éliminé. Sans nos vêtements, nous ne sommes plus que des corps nus, apparemment sans âme, ni personnalité. En fait, tout est organisé de manière scientifique mais machiavélique. Il s’agit d’avilir l’homme dans sa dignité avant d’atteindre son être proprement dit. Désormais il n’y aura plus d’intimité. Les WC, les toilettes, les douches sont des salles collectives. Les objets personnels : photos de famille, montres, alliances, tous objets qui se rattachent à leur passé sont confisqués.
Complètement nus, nous attendons en file indienne notre tour pour passer à la tondeuse : cheveux, barbe et corps. Ce sont des prisonniers qui opèrent, brutaux et hurlants comme si le système des SS avait déteint sur eux. Désinfection, badigeonnage sous les bras, entre les jambes avec un produit qui brûle à faire crier. Les déportés ne se reconnaissent pas : les chevelus sont devenus chauves, les barbus : glabres. Maintenant que le crâne est dénudé, il semble subitement allongé comme dans une glace déformante. Nous sommes devenus risibles et pitoyables.
Sur un tas, nous puisons un pantalon, un gilet et un veston sur lequel nous devons coudre la bande de tissu qui nous a été remise et qui porte un triangle rouge marqué de la lettre « F » ce qui indique que nous sommes Français et prisonniers politiques; pas de chaussures! Nous resterons pieds nus pendant quarante jours. Nous attendons dehors, tremblants et gênés, subtilité nazie dans sa volonté de dégradation et d’humiliation.
Nous ne sommes plus rien ! Tout juste un matricule, un « Stück ». Le mien porte le numéro 98965.