Ne regardez pas l'orchestre qui joue « La Veuve joyeuse »

L'ORCHESTRE

Il se tenait sur un terre-plein près de la porte. Celle qui dirigeait avait été célèbre à Vienne. Toutes étaient bonnes musiciennes. Elles avaient subi un examen pour être choisies parmi un grand nombre. Elles devaient le sursis à la musique.
Parce qu'avec la belle saison il avait fallu un orchestre. A moins que ce fût le nouveau commandant. Il aimait la musique. Quand il commandait de jouer pour lui, il faisait distribuer aux musiciennes un demi-pain en supplément. Et quand les arrivants descendaient des wagons pour aller en rangs à la chambre à gaz, il aimait que ce fût au rythme d'une marche gaie.
Elles jouaient le matin lorsque les colonnes partaient. En passant, nous devions prendre le pas. Après, elles jouaient des valses. Des valses qu'on avait entendues ailleurs dans un lointain aboli. Les entendre-là était intolérable.
Assises sur des tabourets, elles jouent. Ne regardez pas les doigts de la violoncelliste, ni ses yeux quand elle joue, vous ne pourriez le supporter.
Ne regardez pas les gestes de celle qui dirige. Elle parodie celle qu'elle était dans ce grand café de Vienne où elle dirigeait un orchestre féminin, déjà, et cela se voit, qu'elle pense à ce qu'elle était autrefois.
Toutes portent une jupe plissée bleu marine, un corsage clair, un foulard lavande sur la tête. Elles sont ainsi vêtues pour donner le pas aux autres qui vont aux marais dans des robes avec lesquelles elles dorment, autrement les robes ne sécheraient jamais.
Les colonnes sont parties. L'orchestre reste un moment encore.
Ne regardez pas, n'écoutez pas, surtout s'il joue « La Veuve joyeuse » pendant que, derrière les seconds barbelés, des hommes sortent un à un d'une baraque et que les kapos avec des ceinturons frappent un à un les hommes qui sortent et qui sont nus.
Ne regardez pas l'orchestre qui joue « La Veuve joyeuse ».
N'écoutez pas. Vous n'entendriez que les coups sur le dos des hommes et le bruit métallique que fait la boucle quand le ceinturon vole.
Ne regardez pas les musiciennes qui jouent cependant que des hommes squelettiques et nus sortent sous les coups qui les font chanceler. Ils vont à la désinfection, parce qu'il y a décidément trop de poux dans cette baraque.
Ne regardez pas la violoniste. Elle joue sur un violon qui serait celui de Yehudi si Yehudi n'était au-delà de miles d'océan. C'est le violon de quel Yehudi ?
Ne regardez pas, n'écoutez pas.
Ne pensez pas à tous les Yehudis qui avaient emporté leur violon.

Charlotte DELBO, Auschwitz et après I, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les éditions de minuit, 1970, extraits entre les p.167 et 169