Mort à Langenstein

Nous sommes en janvier 1945. À Langenstein, la maladie concen­trationnaire tue chaque jour da­vantage les hommes arrivés au terme de la résistance physique. Jamais l'hécatombe n'a été aussi importante. Il vient d'arriver un nouveau convoi de renfort destiné à rem­placer les morts nombreux qui ont creusé des vides dans les rangs des travailleurs du tunnel. Parmi ces nouveaux arrivants se trouvent des Français dont cer­tains sont affectés à notre Block.

Un chansonnier parisien se trou­ve parmi eux. Je ne sais si ce der­nier était célèbre dans les caba­rets montmartrois, mais ici l'infor­tuné se défend mal. Le travail au tunnel, le régime de forçat, sont trop durs pour lui, cela dépasse les maigres forces que lui ont lais­sé plusieurs mois de camp. Il est affecté à la bétonneuse au tunnel. Cette machine vomit le ci­ment qui ira sceller les plaques et les briques de revêtement des pa­rois des galeries. Elle dégueule le béton, mais pour cela il faut la nourrir et elle est terriblement vo­race. C'est affreusement lourd un sac de ciment lorsque l'on a derrière soi de longs mois de vie d'Häftling.

Du sable, du ciment, de l'eau, pelleter, déverser les sacs dans la gueule béante de l'engin mécani­que, ce n'est pas un travail pour un chansonnier affaibli. Rien ne le prédestinait à cette tâche difficile. Il n'arrive pas à suivre le rythme accéléré de la machine. Il soulève péniblement les sacs. Déjà plusieurs de ces derniers lui ont échappé et sont tombés à terre en s'éventrant, répandant leur conte­nu sur le sol.

« Sabotage, sabotage, hurle le do­gue à face humaine de garde à la bétonneuse ! 

Notre malheureux camarade courbe le dos un peu plus sous les coups qui s'abattent drus. Durant plusieurs jours il use ses dernières forces à satisfaire l'appétit insa­tiable de la dévoreuse de béton. Il y a maintenant une dizaine de jours qu'il peine sur ce chantier, des jours qui l'ont marqué terri­blement. Tel un automate mal ré­glé il accomplit tant bien que mal sa tâche de forçat. Hélas, le dénouement est proche. Un sac tombe à nouveau, la pou­dre grise se répand sur le sol, tout cela sous les yeux du manchot, le terrible SS assassin au gumi.

« Sabotage, sabotage, Schwein­rei » !! éructe le fauve à tête de mort en se ruant la « schlague » en avant.

Affolement du malheureux, ré­flexe de protection ? Il exécute un saut en arrière. Déséquilibré, il tombe. Chute qui lui est fatale. Un hurlement inhumain jaillit de sa gorge, qui glace d'effroi les plus endurcis. La machine une fois de plus a eu raison de l'homme faible. Elle l'a broyé, un épouvantable ac­cident que l'on devrait plutôt ap­peler un crime, vient de se pro­duire sous nos yeux. Une fois de plus la machine s'est faite la complice inconsciente des SS.

Le bras de notre malheureux ca­marade a été happé par la cour­roie de transmission. Entraîné vers la poulie, tel un pantin désarticulé, il pend, le bras affreusement dé­chiqueté. Sans soins, il mourra quelques heures plus tard dans d'atroces souffrances. Cet homme, dont la vocation était de distraire les foules dans les cabarets, cet amuseur public, dont les improvisations et autres compositions avaient le don de dé­chaîner les rires, ne fera plus ja­mais sa rentrée sur les planches qu'il aimait tant. Il a manqué sa sortie le pauvre vieux. Il est mort, avalé par le tunnel maudit. Son métier consis­tait à jongler avec les mots et non avec la mort. Il est parti anonyme parmi les anonymes.

Les témoins de sa dernière re­présentation sur cette terre de malheur, garderont de lui le sou­venir d'un brave homme qui ter­mina sa vie, broyé par l'épouvan­table machine d'extermination, sor­tie des cerveaux pervertis des criminels hitlériens.

Roger COUPECHOUX, Le Serment, n°65, avril 1965