L’industrie du massacre atteignit alors des sommets

Vaille que vaille, nous nous faisions à l’effroyable ambiance qui régnait dans le camp, la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l’humidité pénétrante des marais. Aujourd’hui, quand on se rend sur le site, malgré le décor des baraques, des miradors et des barbelés, presque tout ce qui faisait Auschwitz a disparu. On ne voit pas ce qui a pu se dérouler en ces lieux, on ne peut l’imaginer. C’est que rien n’est à la mesure de l’extermination de ces millions d’êtres humains conduits là depuis tous les coins de l’Europe. Pour nous, les filles de Birkenau, ce fut peut-être l’arrivée des Hongrois qui donna la véritable mesure du cauchemar dans lequel nous étions plongées. L’industrie du massacre atteignit alors des sommets : plus de quatre cent mille personnes durent exterminées en moins de trois mois. Des blocs entiers avaient été libérés pour les accueillir, mais la plupart avaient été gazés tout de suite. C’est pour cela que nous avions travaillé à prolonger la rampe à  l’intérieur du camp jusqu’aux chambres à gaz. A partir  de début mai, les trains chargés de déportés hongrois se sont succédé de jour comme de nuit, remplis d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards. J’assistais à leur arrivée, car je vivais dans un bloc très proche de la rampe. Je voyais ces centaines de malheureux descendre du train, aussi démunis et hagards que nous, quelques semaines plus tôt. La plupart étaient directement envoyés à la chambre à gaz. Parmi les survivants, beaucoup partirent rapidement pour Bergen-Belsen, camp d’une mort plus lente, mais tout aussi certaine. Ceux qui restèrent à Auschwitz-Birkenau se retrouvèrent particulièrement isolés, faute de ne pratiquer aucune autre langue que le hongrois. Dans leur pays, les événements étaient survenus sans préavis. La guerre y était longtemps demeurée marginale. La présence militaire allemande, récente, n’avait rien à voir avec l’occupation des autres pays d’Europe, au point que les nazis avaient dû s’entendre avec les milices hongroises pour mener les arrestations de juifs.

La logique des camps étaient implacable : le malheur des uns atténue celui des autres. L’arrivée en masse des Hongrois à Birkenau a créé une sorte d’abondance. Beaucoup d’entre eux venaient de la campagne. Ils étaient chargés de victuailles, entre autre des pâtés, des saucissons, du miel, ainsi que du pain noir à la sciure de bois. Ils débarquèrent aussi avec des valises pleines de vêtements. Une épouvantable tristesse m’étreignit en voyant, éparpillés au sol, les vêtements des personnes qui venaient d’être gazées. Toutes ces affaires étaient ensuite expédiées au Canada, surnom du commando où s’effectuait le tri des bagages. C’est là que des déportés triaient les vêtements  avant leur envoi en Allemagne.

Simone VEIL, Une vie, Paris, Edition Stock, 2010, pp.73-74