Les chiens ont sauté hors du wagon la gueule pleine de sang

A l’aube de notre arrivée, quand fut donné l’ordre de descendre des wagons, les coups de crosse dans la paroi des wagons, les hurlements des SS et les aboiements de leurs chiens m’ont ramené à Auschwitz. Encore qu’il n’y eût pas, cette fois, les familles ni les enfants. Les plaintes des hommes sauvagement matraqués ont provoqué un tel vacarme que le voisinage n’a pas pu ignorer ce qui se déroulait. Ce matin-là, les SS qui nous réceptionnaient étaient seuls, sans les Kapos, et ils nous ont infligé ce que, dans leur jargon, ils appelaient « eine Sonderbegrüssung », « un accueil particulier ». Je ne suis pas si sûr qu’il l’ait été, car les camarades arrivés avant moi, de quelque nationalité qu’ils aient été, m’ont décrit leur arrivée de la même manière. Les gardes étaient déchainés. Enragés comme leurs chiens, ils se lâchaient en frappant de la crosse de leurs fusils sur les crânes, les visages, les dos à leur portée, furieux d’être de service si tôt. Nous nous sommes mis tant bien que mal en rang par cinq. Des SS maîtres-chiens ont détaché leurs bêtes dressées pour ce qu’on attendait d’elles : elles se sont ruées sur les wagons, où elles ont sauté méthodiquement, sans en oublier un seul. Arrivés à la queue du convoi, les chiens ont tous sauté dans le même wagon et, à l’instant, des cris ont jailli, puis des gémissements. Les SS attendaient tranquillement que les chiens finissent leur travail, en bavardant. Les cris ont cessé et les maîtres-chiens ont rappelé leurs bêtes. J’ai encore en tête le nom d’un chien, « Lord », qu’on aurait dit être leur Kapo. Tous ont sauté hors du wagon la gueule pleine de sang. Notre colonne s’est engagée rapidement dans un chemin étroit, bordé de maisons coquettes et proprettes, aux jardins fleuris, bien soignés, décor si éloigné des villages polonais, misérables et sales, que j’avais entrevus du train.

Nous n’avons pas eu le loisir de contempler le paysage, les gardes SS nous forçant à courir. « Dalli ! Dalli ! Los ! Los ! » « Vite, vite ! », hurlaient-ils dans la langue du camp. Les chiens fonçaient mordre ceux qui ne pouvaient soutenir l’allure imposée. Le chemin grimpait. Nombre d’entre nous avaient le dos ou la tête ensanglantés par les coups reçus, les mollets harcelés, blessés par les chiens. Juste devant moi un camarade tomba assommé, j’ai enjambé son corps, et tous les autres derrière moi. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de lui. Il y a peu de chance qu’il se soit relevé.

Ernest VINUREL, Rive de cendre, Paris, L'Harmattan, 2003, pp. 205-206