Le Kapo de l'atelier ne me voulant plus sous ses ordres, je fus muté à la Straffkompagnie

C'est fin février 1945 que mon camarade Claudius Paris et moi nous nous fîmes prendre pour sabotage - pendant 8 mois le Kontroler polonais qui devait s'assurer de la valeur de notre travail : 150 rivets de fer doux à écraser, pour fixer deux pièces de métal, une d'acier, l'autre de duralumin, dont l'ensemble servait d'embase aux ailes du Messerschmitt 109 (avion de chasse), n'avait jamais détecté d'anomalie. Or ce jour-là il trouva un rivet ovalisé. Le Kapo qui était un Tchèque, Tadek, Professeur à l'Université de Prague, entra dans une colère folle quand il fut mis au courant et nous retourna les 30 kilos de métal incriminé par la voie des airs. J'eus le temps de voir arriver le projectile et me protégeais la figure de mes deux avant-bras croisés, je reçus le 1er choc et mes bras se couvrir de bleus, mais je n'avais pu la saisir et la pièce rebondit sur le visage de Claudius qui en position de travail me faisait vis-à-vis, et qui n'avait pas eu le temps de se protéger, le métal lui fendit la bouche et fit tomber quelques dents. Le Kapo tchèque devant le sang qui coulait du visage de mon camarade, alors qu'il gueulait "Sabotage ! Sabotage !" se calma assez vite car ayant blessé un prisonnier les SS risquaient de s'en prendre à lui. Il fit panser mon camarade avec la trousse de sécurité de l'atelier et pour moi m'envoya en corvée de tinette avec un camarade russe.

La tinette en question était une caisse en bois, toute dégoulinante de ce que vous pensez et qui pesait bien dans les 80 kilos, cette caisse était supportée par deux solives qui risquaient à tout moment de casser sous le poids. Un SS avec l'arme à la bretelle nous prit en surveillance et nous accompagna sur un trajet d'un kilomètre cinq cent en dehors du camp en bordure de jardins maraîchers. Bien que nous nous soyons arrêtés plusieurs fois nous étions crevés, mais le SS avait été compréhensif et sans doute à cause des odeurs nauséabondes, se tenait à plus de 20 mètres de nous.

Durant le trajet aller-retour j'avais repéré sous la clôture électrifiée, un genre de fossé qui s'était creusé dessous, par suite des pluies torrentielles qui avaient précédé notre sortie de l'Abteilung III, je pensais m'en servir pour tenter de m'évader lorsque nous rentrions de nuit le soir même. Hélas quand cinq heures plus tard je pensais plonger rapidement dans le trou que j'avais repéré, le fossé était comblé. J'aurais tenté le coup car je savais que mon sabotage arrivant aux oreilles des SS j'aurais été sûrement pendu, parce qu'ils ne devaient pas ignorer la perte de leurs M.E. 109, lorsque les ailes s'arrachaient de la carlingue, ils auraient vite fait le rapprochement. En fait le Kapo de l'atelier III ne me voulant plus sous ses ordres, je fus muté à la Straffkompagnie par mesure disciplinaire dès le lendemain. Mais c'est bien plusieurs centaines d'avions que nous détruisîmes ainsi, les Allemands l'ont reconnu sans en découvrir l'origine ; heureusement pour mon camarade Claudius et moi-même.

Appelé aussi Straffkommando, cette section de 30 hommes ne contenait que des punis, et était chargée de toutes les tâches les plus lourdes ou les plus difficiles, en particulier était chargée de transporter des éléments d'avion M.E. 109 d'un atelier à un autre, sans autre moyen de transport que les bras de ces condamnés à la mort plus ou moins brève. En principe compte tenu des conditions atmosphériques du mois de février 1945, la neige et le froid - 30°, des coups du Kapo qui opérait avec un manche de pioche incassable, les camarades tombaient les uns après les autres et étaient achevés au sol. Le Kapo qui était du block V était un fou démoniaque, dès qu'il avait donné un ordre, le bâton tombait sur les têtes et sur les dos, que l'ordre soit exécuté ou pas. Est-ce que c'était parce qu'il me connaissait ? Il ne me toucha jamais !

Nous étions chargés de pièces de dimensions diverses, comme des baudets, quelquefois nous étions plusieurs pour porter des éléments d'avions trop lourds tels que des ailes ou des carlingues d'avion, mais où nous souffrîmes le plus ce fut pour transporter des échafaudages sur lesquels on construisait la carlingue des M.E. 109, ces bâtis pesaient plus de deux tonnes, et il fallut les déplacer de plus de 500 m. du bâtiment Delta à un autre atelier. Le sol était verglacé et il tombait une pluie froide qui se gelait au sol, nous patinions sous ces maudites ferrailles et les coups de manche de pioche du "Fou" nous tombaient dessus, (je ne voyais pas autrement l'enfer de Dante). Des crânes fendus, le sang giclait ; c'est un SS qui passait qui arrêta le "Fou" et qui nous fit prendre quelques repos, toujours sous la pluie. Dès ce moment je me mis à tousser et je fus, comme il fut constaté médicalement par la suite, atteint de tuberculose, avec 3 cavernes aux poumons. Je l'ignorais bien sûr, mais arrivant à la fin du mois fatidique je ne donnais vraiment plus cher de ma peau… Mais comme dans un roman, tout cela s'arrangea le soir même, après 25 jours de Straffkommando. Car, le soir, je continuais à donner mes cours de français à mon camarade allemand prénommé Willy et le secours vint de son côté.

En effet, me trouvant une mine de déterré car j'étais très fatigué. Il me dit : "Tu as une drôle de tête ce soir, tu es malade ?". Je lui répondis : "Non je ne suis pas malade, mais je suis au Straffkommando depuis 25 jours et je suis très fatigué". "Tu es fou je t'avais dit de me prévenir quand tu aurais un problème. Attends-moi dans un quart d'heure je suis là. Je vais voir ce que je peux faire". Le temps pour lui d'aller jusqu'au block I (Administration du Camp) et de revenir au block V, il me tendit un bulletin de mutation intérieure et me dit : "Demain tu te présenteras au Kommando Altenhamer, c'est un bon kommando, tu verras".

Je le remerciais vivement. Il m'avoua ensuite être Schreiber de camp (chargé des affectations), ce que j'avais toujours ignoré, car il ne portait aucun brassard pour le distinguer des autres administratifs du camp. En fait il m'avait bel et bien sauvé la vie, mais je n'ai jamais pu, bien que l'ayant recherché, lui prouver ma reconnaissance, s'il est encore vivant, il doit se trouver en R.D.A.

Pierre BEUVELET, Soixante années ont passé !... Un quart de siècle... Une tranche de vie !, Tome II, La Drôle de Guerre - Réseau Brutus - Prison Saint Michel - Auschwitz  - Buchenwald - Flossenburg, in « Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux », Collection Michel El Baze, réalisée dans le cadre de l’Association Nationale des Croix de Guerre, Nice, 1989, pp.59-60