Le jour où mourut le premier Espagnol

Le jour où mourut le premier Espagnol, ce fut Mur qui parlementa avec le capitaine Bachmayer pour qu’il nous autorise à observer une minute de silence en signe de douleur. Le demander officiellement revêtait un caractère de protestation et en même temps, c’était un acte de solidarité.

Le capitaine écouta avec étonnement, sans y donner plus d’importance qu’à une quelconque folie. Au bout d’un moment, il autorisa que nous réalisions cette minute de silence.

Ce ne fut un secret pour personne, la nouvelle courut de bouche à oreille. Jamais nationalité internée ici n’avait osé demander une telle chose. Certains anciens internés eurent peur que cette manifestation ne dégénère en une cruelle répression. Par bonheur, il n’en fut rien.

La cloche avait sonné. Les groupes de travailleurs se réunissaient pour entrer dans le camp et se soumettre au comptage du midi.

A cette époque, la majorité des Espagnols faisait partie de la compagnie disciplinaire : une large colonne de prisonniers qui allaient du camp à la carrière, chargés de pesants blocs de pierre sur les épaules. Les différents groupes se mirent en marche, la grande porte du camp s’ouvrit et comme par une grande bouche avide de viande humaine, cette masse qui paraissait venir de tous les cercles de douleur et de misère, fut engloutie.

Dans une rue en haut du camp, nous nous sommes mis en formation, pour être comptés. A quelques mètres sur notre gauche se trouvaient les fours crématoires. Les vents soufflaient régulièrement en tourbillon, la fumée du crématoire avait tendance à s’élever au-dessus des Block et former un brouillard de triste couleur. Ce jour-là, le soleil paraissait s’être mis de la partie, tiré par ses mille chevaux de feu, il couronna depuis le zénith la plus belle, la plus humaine manifestation de fraternité et de solidarité. En rang par cinq, alignés militairement et selon la discipline du camp, les SS procédèrent à notre comptage. Cette opération terminée, une fois effectuée la répartition des tâches, nous avons rompu les rangs. Ce jour-là Mur tout seul sortit de l’alignement. Il se posta face à nous, d’une voix forte et solennelle, il déclara : aujourd’hui, est mort le premier Espagnol au camp de Mauthausen… gardez la tête bien haute, donnons une fois de plus l’exemple de notre solidarité. Nous allons observer une minute de silence…Sa voix claire et énergique donna l’ordre de nous mettre au garde-à-vous. D’un seul mouvement, nous nous sommes fixés ; un second ordre survint de nous découvrir, il fut exécuté avec la même discipline… puis ce fut le silence, silence qui envahit tout le camp.

Juan de DIEGO HERRANZ, in Pierre Salou et Véronique Olivares, Les républicains espagnols dans le camp de concentration nazi de Mauthausen. Le devoir collectif de survivre, (Traduction de : Los republicanos españoles en el campo de concentración nazi de Mauthausen : el deber colectivo de sobrevivir), Paris, Éd. Tirésias, 2009, p.466