Le Bunker 1 - Chambre à gaz dite « Maison Rouge » - Eté-automne 1942

Voici comment j'ai fait partie des Sonderkommando.

Après l'appel du soir venait à notre Block un jeune homme de dix-sept ans, très grand, filiforme. Il ne parlait pas le français mais le yiddish. Comme ancien, il venait mettre au courant ses coreligionnaires de France.

Le jeune homme portait la tenue du camp. Un pantalon rayé, chemise et veste rayées. Nous, les nouveaux, nous avions nos costumes de ville, mais on nous les avait barbouillés de peinture rouge. Ils nous les avaient laissés porter parce qu'ils étaient certains, ils le savaient, que nous ne résisterions que deux ou trois semaines.

Ce jeune homme avait la chemise bourrée de pain qu'il distribuait généreusement en plaisantant. J'étais très surpris de voir un déporté de si bonne humeur. Je me demandais, mais où est-ce qu'il travaille pour avoir du pain ? Il existe donc des Kommandos où l'on est bien ? où c'est supportable?

Après l'appel du matin, nous courions tous affolés, angoissés pour retrouver le Kommando le plus facile où les Kapos nous semblaient moins cruels, les SS moins méchants. Il fallait éviter les SS cinglés, sadiques. C'est en courant que j'ai aperçu mon grand dadais. Je me suis aligné près de lui. Il m'a paru normal.

Les SS sont arrivés avec leurs chiens et le fusil à l'épaule. Tous les Kommandos qui travaillaient autour du camp étaient accompagnés, surveillés par des SS. Même hors du camp au loin, il y avait des miradors.

Les SS ont demandé s'il y avait des nouveaux. Parfait! montrez votre numéro, nous allons le noter et si demain vous ne rejoignez pas le Kommando ... « kapout ».

Nous avons quitté le camp. Nous avons traversé des petites clairières, un petit bois. Tous les trois cents mètres environ, il y avait un mirador. Soudain, un déporté est sorti des rangs et s'est mis à courir en direction du camp en criant « Nein ! nein ! non ! non !  je veux rentrer au camp.» Nous avons stoppé. Un SS lui a crié de revenir. Il n'a pas obtempéré. Le SS l'a abattu.

Quatre déportés sont allés le prendre. Trois cents mètres plus loin, un autre déporté a fait la même chose que le premier. Je ne comprenais rien. Je regardais le jeune homme pour me rassurer. Il n'avait pas l'air de s'émouvoir. Dix minutes après, j'ai aperçu au loin des grands tas de cadavres, comme s'il y avait une usine de morts à proximité. Au fur et à mesure que nous approchions, nous les distinguions davantage. Ils étaient enchevêtrés les uns dans les autres, comme des mannequins. Certains avaient les joues arrachées. On leur avait extrait les dents en or. Il y avait des femmes, des enfants, des bébés.

Nous avons marché deux cents mètres et nous nous sommes arrêtés dans une clairière. Deux officiers SS étaient là et donnaient des ordres aux SS. Plus loin, une centaine d'hommes du Sonderkommando poussaient des plateaux de 3 mètres sur 2 posés sur des roues, et, sur les plateaux, il y avait des cadavres alignés les uns sur les autres. Ils les déposaient devant des fosses d'environ 20 mètres de longueur, 3 mètres de largeur et 2,50 mètres de profondeur.

Il y avait une dizaine de fosses qui étaient prêtes à recevoir les martyrs. Parallèlement à ces fosses ouvertes, il y en avait certaines qui étaient recouvertes de terre et ce, sur une longueur de trois cents mètres environ. Il ne devait pas y avoir longtemps qu'elles avaient été recouvertes. Sur la terre, il y avait, par endroits, des rigoles de matières grasses décomposées mêlées de sang de couleur claire.

Après avoir reçu les ordres, les Kapos nous ont répartis en équipes. Une partie de nos camarades ont pris les pelles, des pioches, et ont sauté dans les fosses. Quant à moi, je suis allé avec d'autres camarades rejoindre le Sonderkommando pour charrier comme eux des cadavres. Les gens du Sonderkommando nous ont reçus à coups de pierres et nous traitaient de tous les noms. Ils rigolaient et s'amusaient comme des voyous, se faisant aussi complices des SS pour leur plaire. Au fond, c'était cela le régime nazi, tout se tenait.

Dans ce Kommando, les Kapos, les SS et les gars du Sonderkommando nous frappaient et nous jetaient sur les tas de cadavres pour s'amuser de notre frayeur. Les SS nous tiraient dessus, et tous les jours, il fallait ramener les camarades assassinés au camp pour être comptés à l'appel du soir.

À midi, le Sonderkommando a mangé à part, et nous, nous avons mangé loin d'eux et presque cette fois une double ration et quelques pommes de terre. Il y a eu aussi une distribution de morceaux de pain d'un convoi, du pain rassis et même moisi. Des camarades échangeaient du pain non moisi contre du pain moisi pour en avoir une plus grande quantité. Dans les fosses se formaient de petites flaques d'eau. Comme nous avions très soif, nous sautions en vitesse, nous lapions l'eau et nous remontions vite fait. Nous étions réduits à l'état de bêtes. Je me souviens même qu'un camarade m'a dit en montrant les fosses recouvertes: « C'est le sang de tes frères que tu bois ! »

Le soir, chaque soir en rentrant au camp, j'avais peur. Je me disais, c'est peut-être ce soir à l'appel qu'ils allaient nous dire: « Forts, pas forts, malades et bien portants, allez, tous montez dans les camions, allez, allez, tous kapout », sous la menace des fusils et des lance-flammes.

Tous les jours, nous partions désespérés, terrifiés, vers les charniers, et je constatais qu'il ne restait presque plus d'anciens dans le Kommando. Même le jeune homme n'y était plus. J'ai quand même pensé qu'il s'était peut-être débrouillé pour quitter notre Kommando en désobéissant.

Un matin, à peine arrivés, alors que nous nous apprêtions à ramasser pelles et pioches, un SS qui nous attendait ordonna aux sentinelles de continuer à marcher et de le suivre. Nous avons traversé toute la clairière et nous avons emprunté le chemin d'où venaient les wagonnets. Nous avons commencé tous à avoir peur et voilà que les camarades se mettent à réciter le Shema Israël. « Écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est UN », etc. Ces prières, dites par des camarades qui parlaient l'hébreu et l'allemand, m'ont convaincu que nous allions être assassinés. Qu'ils n'avaient plus besoin de nous. Il me semblait que nous n'arriverions pas à destination et que, de peur, nous allions nous effondrer.

Nous sommes arrivés ainsi à une autre clairière. Il y avait deux grands Blocks en ciment d'au moins 20 mètres de largeur et autant peut-être de longueur. À proximité de ces Blocks, il y avait trois montagnes de cadavres. Une d'hommes, une de femmes et une d'enfants de moins de dix ans.

Maurice BENROUBI, Le petit arbre de Birkenau, Paris, Albin Michel, 2007, pp.46-49