Le 16 juillet 1942

...ma mère, réveillée en sursaut, s’écrie :
– Qu’est-ce que c’est ?
– Police, ouvrez !

Elle ouvre la porte. Deux individus entrent :

l’un, un inspecteur en civil portant chapeau mou et imperméable – en plein juillet – comme dans les films policiers américains d’avant-guerre, l’autre, en uniforme, que l’on appelait à l’époque sergent de ville ou gardien de la paix.

– Vous êtes bien madame Lichtsztejn ? interroge l’inspecteur en écorchant notre nom.
– Oui, dit ma mère.
– Et la petite jeune fille ?
– C’est ma fille.
– Tiens, elle n’est pas inscrite sur ma liste !

Et il m’ajoute sur la liste.

Ma mère le supplie : « Pourquoi l’avez-vous ajoutée ? Laissez-la partir ; ce n’est qu’une enfant ! » Elle s’est presque mise à genoux devant lui ; j’avais honte. Mais il ne s’est pas laissé fléchir. « Madame, a-t-il dit, si vous faites du scandale, j’appelle Police-Secours ! » J’étais complètement terrorisée ; j’avais dans ma tête l’image du « panier à salade » grillagé dans lequel on transportait les voleurs et les criminels.

Nous n’avons plus rien dit. Ma mère a préparé une valise en mettant quelques vêtements chauds et nos objets les plus précieux, comme on le lui enjoignait. Nous n’étions pas riches du tout et ça m’a émue de la voir placer dans la valise, avec tendresse, deux couverts en argent que sa mère lui avait donnés lorsque nous avions quitté la Pologne. C’était son bien le plus précieux ! J’ai mis mon manteau bleu sur le bras et nous sommes sorties dans la cour.

Là, d’autres Juifs de l’immeuble étaient rassemblés. Nous étions six ou sept en tout. Maigre butin ! Nous sommes passés devant la loge de la concierge, Mme Biche, complètement affolée. Elle voulait me donner du café au lait mais l’inspecteur n’a rien voulu savoir.

Puis nous sommes sortis dans la rue et là, j’ai senti que mon enfance « basculait » !

Ma confiance naïve en l’humanité s’est effondrée d’un seul coup. J’ai perdu mes illusions et ma croyance en la supériorité et la sagesse des adultes, car... de toutes les rues avoisinantes arrivaient des familles entières portant de gros baluchons et même des matelas d’enfant sur le dos. Les parents, pâles et hagards, ne disaient rien. Agrippés à leurs mains, les petits enfants, mal réveillés, pleuraient.

Et ce petit monde très pauvre, à la limite de la misère, était encadré par des policiers, comme si ces innocents étaient des voleurs, des assassins !

Mon cœur se serrait. J’étais paralysée par la peur qui ne m’a plus quittée. J’entrais dans le monde cruel des grandes personnes !

Ce jour-là, je n’ai vu que quelques regards compatissants, la plupart des gens étaient indifférents (peut-être eux aussi paralysés par la peur ?) mais certains nous regardaient avec une petite lueur de satisfaction dans les yeux : « Enfin, on nous débarrasse de ces sales Juifs ! »

J’étais complètement démoralisée. Que l’on n’aime pas les Juifs, que l’on m’ait traitée de « sale youpine », à l’école ou dans la rue, je pouvais à la rigueur l’endurer, j’en avais l’habitude et ce n’étaient que des paroles, mais que l’on puisse regarder arrêter des enfants sans réagir, je ne pou- vais pas le comprendre !

On nous a conduits d’abord jusqu’à un garage au coin de la rue des Pyrénées et de la rue de Belleville. Nous sommes restés là à peu près une heure. Ma mère a demandé à aller aux toilettes avec moi, pensant pouvoir saisir l’occasion de nous évader, mais un policier nous a accompagnées. Deux femmes ont fait la même demande que nous, l’une d’elles n’est pas revenue. Tant mieux ! Au moins une de sauvée !

Au bout d’une heure, on nous fait sortir. Un autobus à gazogène est là (je me souviens que c’était le Q, le 96 actuel). Les policiers entassent les valises sur la plate-forme et nous poussent à l’intérieur avec rudesse. Nous sommes debout, serrés les uns contre les autres et il fait très chaud. L’autobus descend la rue de Belleville. Tout à coup, je vois sur le trottoir une camarade de classe, Lucienne, qui regarde tristement les gens dans l’autobus. Comme je suis écrasée par des adultes, elle ne me voit pas. Et là, je ressens plus cruellement l’injustice de mon sort. Elle est plantée sur le trottoir, attristée, mais libre, sous un soleil magnifique, et moi, je suis prisonnière alors que je n’ai rien fait d’autre que de naître, de naître « juive » !

Nous traversons Paris et je dois dire que je n’ai vu aucun soldat allemand ce jour-là dans les rues de Paris. Ils avaient certainement reçu un mot d’ordre.

C’était uniquement la police française qui arrêtait les Juifs.

Nous arrivons en vue de la tour Eiffel, puis plus loin, après le métro Grenelle (aujourd’hui Bir-Hakeim), l’autobus emprunte la rue Nélaton et s’arrête devant le Vélodrome d’Hiver où plusieurs autobus déversent leur cargaison. Ma mère, la valise à la main, veut m’entraîner de l’autre côté de la rue, mais un flic nous arrête :

– Où allez-vous comme ça, avec votre valise ?
– Au café en face, ma fille n’a pas encore déjeuné.
– Bon, je vous accompagne. »

Il est resté à la porte du café – qui existe toujours rue Nélaton – à nous attendre, puis il nous a raccompagnées vers la grande porte devant laquelle il nous a laissées.

Sans arrêt, des autobus arrivaient de tous les quartiers de Paris. Je retrouvais des camarades d’école. On s’embrassait en riant : « Toi aussi, tu es là ! », comme si nous participions à un simple jeu, mais moi je sentais au fond de moi que c’était sérieux et l’angoisse me tenaillait.

À présent, les agents qui gardent l’entrée principale nous poussent à l’intérieur. Là, un brouhaha immense ; il est près de 9 heures du matin. Nous sommes environ 4 000 ou 5 000 personnes, nous l’avons su par la suite. [ …]

Le bâtiment est surmonté d’une immense verrière peinte en bleu, selon les consignes de la Défense passive enjoignant de mettre du papier kraft sur toutes les surfaces vitrées ou de les badigeonner en bleu, pour éviter d’attirer l’attention des avions pendant leurs bombardements.

Cette verrière donne une espèce de lumière glauque sous laquelle les gens apparaissent comme des fantômes verdâtres.

Les adultes sont entassés sur les gradins avec leurs valises, silencieux pour la plupart. Des enfants courent et chahutent. Des infirmières de la Croix-Rouge circulent pour donner du lait aux petits enfants car personne n’a emporté à manger.

Ce fameux Vél’d’Hiv’ où se couraient des courses cyclistes célèbres, comme les Six-Jours de Paris (nous les voyions au cinéma lors des actualités qui précédaient le film), où des artistes se produisaient et qui était un lieu de détente, de réjouissances, s’était tout d’un coup transformé en un lieu de cauchemar !

Il y avait quelques WC qui furent tout de suite bouchés et débordants. Les enfants faisaient leurs besoins un peu partout, certains adultes également et l’odeur devenait suffocante. parqués au Vélodrome d’Hiver (aujourd’hui détruit), rue Nélaton, dans le quartier de Grenelle (XVe arrondissement de Paris), dans des conditions inhumaines. Rien n’a été prévu, ni nourriture, ni matelas, ni sanitaires, ni eau. Après six jours, ils sont ventilés entre les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, avant d’être déportés essentiellement au camp d’extermination d’Auschwitz (Haute-Silésie, Pologne). Les autorités françaises ont inclus les enfants afin de pallier le faible résultat de la rafle qui devait initialement toucher au moins 22 000 personnes.

Dans une petite pièce, qui devait servir de vestiaire en temps normal, des policiers dressent des lits de camp. Deux femmes qui venaient de se retrouver et de se raconter l’une à l’autre des histoires terribles – une femme s’était jetée par la fenêtre du troisième étage avec ses deux enfants, une autre avait été abattue d’une balle de revolver parce qu’elle s’enfuyait – se jettent dans les bras l’une de l’autre en pleurant :

– C’est là que nous allons dormir ?, demande une des femmes.
– Il n’y aura jamais assez de lits pour tout le monde, dis-je.
– Non, répondent les policiers en riant, ces lits sont pour nous. Vous, vous coucherez sur les gradins et sur la pelouse, par terre !

Je suis de plus en plus épouvantée. La police française ne nous avait pas habitués à un traitement aussi brutal.

Il est environ 4 ou 5 heures de l’après-midi lorsque nous voyons arriver des fauteuils roulants dans lesquels sont assis des handicapés, paralysés ou amputés, et des civières portant des grabataires et des moribonds.

Ma mère me dit : « On nous a menti. Lorsqu’on a demandé aux policiers ce que l’on allait faire de nous, ils nous ont répondu qu’on nous enverrait travailler en Allemagne. Bon ! Je pensais : les enfants iront à l’école pendant que les parents travailleront ! C’est logique. Mais là, non ! Ils ne peuvent pas employer des handicapés et des mourants. Il se prépare quelque chose de très mauvais. Il faut qu’on sorte d’ici. Tu partiras la première et ensuite je m’évaderai aussi. »

Elle me donne ma carte d’alimentation et 100 francs – une grosse somme. Elle met un papier avec notre nom et notre adresse dans la valise « des fois qu’ils nous la renverraient » (quelle naïveté de sa part !), puis elle me pousse vers la grande porte.

Je reste sur le pas de la porte, intimidée, puis j’essaie de sortir, mais chaque fois on me repousse. Dans la rue, tous les habitants sont aux fenêtres et, à trois mètres de la porte, une petite foule s’est agglutinée (les Parisiens sont si badauds !). Je jette un coup d’œil sur maman qui me regarde d’un air suppliant ; alors, je me lance. Le dos rasant le mur, je me faufile derrière un flic, je marche à reculons vers la foule et m’arrête à un mètre d’elle, comme si j’en sortais. L’agent me demande :

– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Je ne suis pas juive (c’est tout ce que je trouve à dire), je suis venue voir quelqu’un.
– Foutez-moi le camp, vous reviendrez demain, me dit-il d’un ton impératif.

Je ne demande pas mon reste, je lance un bref regard à ma mère, qui me sourit, soulagée ; puis je pars, mon manteau sur le bras.

J’ai envie de courir mais je me force à marcher lentement ; si je cours, on va m’attraper ou peut-être me tirer dessus ?

J’ai le cœur serré d’avoir laissé ma mère. Je ne sais pas si je la reverrai.

J’avance ; je traverse la rue Nélaton et prends la rue Nocard, perpendiculaire au quai de Javel (à présent quai de Grenelle). Au bout de la rue, il y a un barrage ; je ralentis, prise de panique, mais on me laisse passer, sans doute me prend-on pour une habitante d’un immeuble de la rue ?

Je me suis longtemps demandé si le flic qui m’avait dit de foutre le camp avait vraiment cru que j’étais venue voir quelqu’un. J’ai compris que non. Comment aurait-il pu croire une fille en robe d’été avec un manteau sur le bras, en plein mois de juillet ? Sur ce manteau replié, il y avait l’étoile jaune cousue. Et les deux flics du bout de la rue, ils auraient dû me demander un justificatif de mon domicile. Ces trois agents-là, je leur dois la vie !

Pour l’instant, je marche mais je me trompe de route ; j’ai tourné à gauche sur le quai, au lieu de prendre la droite. Au bout d’un certain temps, je rebrousse chemin et arrive au métro Grenelle. J’hésite à prendre un ticket avec un billet de 100 francs – ils vont se demander comment une fille si jeune a tant d’argent –, mais finalement je me décide et monte dans le métro.

Ma mère m’avait dit d’aller chez des amis non juifs qui habitaient boulevard Saint-Jacques. Leur station de métro, Saint-Jacques, était fermée ; seules les stations à correspondances fonctionnaient.

Lorsque je suis descendue à la station Glacière, j’ai vu tout à coup ma mère qui avait pris la même rame que moi. Nous avons couru jusque chez nos amis. Ils ont refermé la porte derrière nous en pleurant.

Ma mère, elle, s’était évadée vingt minutes après moi. C’était plus difficile car elle avait un accent yiddish prononcé en français. Elle disait à un agent :

– Ne me regardez pas ! Je n’existe pas pour vous.
– Madame, vous ferez ce que vous voudrez quand je ne serai plus de service, mais pour l’instant vous retournez à l’intérieur.

À un moment, elle réussit également à se glisser derrière un flic, elle avise un balayeur de rues qui nettoyait le caniveau avec son balai en paille de riz, s’avance vers lui et lui prend le bras: «Faites comme si vous me connaissiez, parlez-moi ! » C’est ce qu’il a fait et tout en balayant et en bavardant, ils sont arrivés au bout de la rue où les flics les ont laissés passer. Le balayeur a fait un petit signe de la main à ma mère.

Nos amis habitaient un atelier d’artiste. Lui était sculpteur, un réfugié espagnol républicain de la guerre 1936-1939. On l’appelait Madrilès car il venait de Madrid ; elle était française, Gilberte Davas, une grande amie de ma mère et pour moi, ma maman numéro deux.

Nous sommes restées chez eux environ trois semaines.

Chaque nuit, je faisais des cauchemars. L’atelier consistait en une grande pièce et une loggia en haut d’un escalier, où dormait le couple. Nous couchions en bas, dans l’atelier, sur un canapé. Madrilès modelait à ce moment-là de la terre glaise qu’il cuisait au four par la suite. Le soir, il recouvrait ses statues de linges humides pour qu’elles ne sèchent pas. Le soir, avant de m’endormir, je voyais ces formes indistinctes qui ressemblaient à des fantômes, les fantômes du Vél’ d’Hiv’ ! C’est ce qui provoquait mes cauchemars.

De nombreux drames se sont produits pendant les rafles des 16 et 17 juillet 1942. Les amis ou nos connaissances en parlaient. Moi, je suis directement concernée par l’un d’eux.

J’avais une camarade de classe qui habitait près de chez moi, rue des Rigoles. Elle s’appelait Régine. Elle avait treize ans. Le matin du 16 juillet, on est venu l’arrêter avec son père et son petit frère de neuf ans. Sa mère, malade, était à l’hôpital Tenon. Les voisins ont donc vu emmener le père et les deux enfants.

Une fois dans la rue, l’un des policiers a dit à ma camarade : « Cours, sauve-toi ! » Régine a couru se réfugier chez notre directrice de lycée qui l’a cachée chez des religieuses, à Saint-Mandé. Au bout d’une semaine, la mère de Régine, guérie, est retournée chez elle. Les voisins de palier lui ont dit qu’on avait arrêté son mari et ses enfants. Elle s’est jetée dans la cage de l’escalier du haut du cinquième étage. Elle ne savait pas qu’il lui restait une fille vi- vante. Là aussi, un policier a sauvé une vie. En cette journée où le monde m’avait semblé si hostile, quelques agents de police se sont apitoyés.

Après la guerre, j’ai appris que, pour cette opération des 16 et 17 juillet 1942, les nazis n’avaient pas exigé les enfants. C’est le président du Conseil du gouvernement Pétain, Pierre Laval, qui a ordonné de ne pas séparer les enfants de leurs parents – soi- disant par mesure humanitaire, en réalité parce qu’il ne savait pas quoi en faire. Ils étaient 4 000 enfants que l’on a envoyés à Beaune-la-Rolande où on les a séparés de leur mère. Les mères ont été déportées immédiatement.

Les enfants, eux, sont restés deux semaines dans ce camp où ils ont attrapé toutes sortes de maladies ; impétigo, diarrhée, poux... Et c’est dans un état lamentable qu’ils sont arrivés au camp de Drancy. Ils avaient échangé les pancartes portant leurs noms et on ne savait plus qui était qui, mais cela n’avait pas d’importance puisqu’on les a tout de suite déportés à Auschwitz avec des adultes étrangers, pour faire croire qu’ils étaient avec leurs parents.

Je dis toujours que ces enfants-là sont morts deux fois, la première fois à cause de la déchirure au moment de la séparation d’avec leur mère ; la seconde fois – la vraie ! –, dans la chambre à gaz, à l’arrivée à Birkenau.

Après être restées environ trois semaines cachées chez nos amis, nous sommes parties, ma mère et moi, dans l’ Yonne, à Volgré, où mon oncle Constant louait une ferme pour l’été.

Sarah LICHTSZTEJN MONTARD, Chassez les papillons noirs. Récit d’une survivante des camps de la mort nazis, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, FMS, pp. 78-88