C'était une petite gare, entourée de petites maisons. La Gestapo vivait dans ces petites maisons. Belzec se trouvait sur la ligne Lublin-Tomaszow, à quinze kilomètres de Rawa Ruska. À la gare de Belzec, le train fit marche arrière depuis la ligne principale sur une bretelle d'un kilomètre de long, directement à travers la porte du camp de la mort. Des cheminots ukrainiens vivaient aussi près de la gare de Belzec et il y avait une petite poste. Un vieil Allemand avec une épaisse moustache noire monta dans la locomotive à Belzec - je ne connais pas son nom, mais je le reconnaîtrais immédiatement ; il ressemblait à un bourreau. Il prit les commandes du train et le conduisit droit jusqu'au camp. Il fallut deux minutes pour y arriver. […]
Toute la zone entre Belzec et le camp était contrôlée par les SS. Personne n'était autorisé à se montrer là. Les civils qui y erraient par erreur étaient abattus. Le train s'arrêtait dans une cour d'un périmètre d’un kilomètre, entourée de fil de fer barbelé et d'une clôture d'acier, le premier placé sur la seconde, l'ensemble mesurant deux mètres de haut, le fil n'était pas électrifié. Vous pénétriez dans cette cour par un large portail en bois surmonté de fil de fer barbelé. À côté du portail se trouvait une cabane où une sentinelle était assise avec un téléphone. Devant la cabane se trouvaient plusieurs SS avec des chiens. Quand un train avait franchi le portail, la sentinelle le refermait et rentrait dans la cabane. C'était alors qu'avait lieu « la prise de livraison du train ». Plusieurs douzaines de SS ouvraient les wagons, criant « Los! » Ils chassaient les gens des wagons avec des fouets et des crosses de fusils. Les portes des wagons se trouvaient à un mètre du sol, et tous ceux qui en descendaient, jeunes et vieux, devaient sauter. Ils se cassaient alors des bras et des jambes. Les enfants se faisaient mal, tout le monde tombait, sale, épuisé et terrifié. Aux côtés des SS, les soi-disant Zugsfûhrers[1] étaient en service. Ceux-ci surveillaient les membres du peloton juif de la mort du camp, habillés normalement sans insignes. […]
Dès que les victimes étaient déchargées, elles étaient assemblées dans la cour, entourées par des askars[2] armés, et là, Irrman [de la Gestapo] faisait un discours. Il y avait un silence de mort. Il se tenait debout près de la foule. Chacun voulait entendre ; l'espoir naissait soudainement en nous - « S'ils nous parlent, peut-être que nous allons vivre, peut-être qu'il y aura une sorte de travail, peut-être après tout... »
Irrman parlait très fort et distinctement : « Ihr gehts jetzt baden, nachher werdet ihr zur Arbeit geschickt ». (Maintenant vous allez prendre un bain, et ensuite, vous serez envoyés au travail.) C'était tout. Chacun reprenait courage et était heureux d'aller travailler finalement. Les gens applaudirent. Je me rappelle ses mots répétés jour après jour, d'habitude trois fois par jour, répétés pendant les quatre mois que j'ai passés là-bas. C'était un moment d'espoir et d'illusion. Pendant un instant, les gens respiraient. Il y avait un calme total. La foule entière se déplaça en silence, les hommes directement à travers la cour vers un bâtiment sur lequel était inscrit en grandes lettres : «Bade und lnhalationsräume » (Bains et chambres d'inhalation). Les femmes allèrent environ vingt mètres plus loin, vers un grand baraquement de 30 mètres sur 15. Les femmes et les filles se firent raser les cheveux dans ce baraquement. Elles entraient sans savoir pourquoi elles avaient été menées là. Le calme et le silence régnèrent encore pendant un moment. Plus tard, seulement quelques minutes plus tard, j'ai vu, une fois qu'on leur eut donné des tabourets en bois et qu'on les eut alignées le long du baraquement, une fois qu'on leur eut ordonné de s'asseoir, et que huit coiffeurs juifs, robots silencieux comme la tombe, se furent approchés d'elles pour raser leurs cheveux jusqu'au cuir chevelu avec des tondeuses, que la prise de conscience de la pleine vérité les frappait à cet instant et aucune d'elles et aucun des hommes sur le chemin des chambres ne pouvait avoir de doute plus longtemps.
Tous, à part quelques hommes sélectionnés comme ouvriers qualifiés indispensables, tous jeunes et vieux, femmes et enfants -, tous allaient à une mort certaine. Des petites filles aux cheveux longs furent rassemblées afin d'être rasées, tandis que les filles les plus jeunes aux cheveux courts accompagnaient les hommes directement dans les chambres.
Soudainement, sans aucune transition entre l'espoir et le désespoir absolu, il y eut des lamentations et des cris perçants. Beaucoup de femmes eurent des accès de folie. Cependant beaucoup d'autres femmes allaient calmement à la mort, particulièrement les jeunes filles. Notre convoi comprenait des milliers d'intellectuels et de cols blancs, beaucoup de jeunes gens, mais - comme dans tous les transports suivants -, il y avait une majorité de femmes.
Je me trouvais sur le côté, dans la cour, avec le groupe choisi pour creuser des tombes, regardant mes frères, sœurs, connaissances et amis conduits à la mort. Tandis que les femmes étaient conduites en avant, nues et rasées, fouettées comme le bétail à l'abattage, sans être comptées, plus vite, plus vite, les hommes étaient déjà morts dans les chambres. Il fallut plus ou moins deux heures pour raser les femmes, ce qui était aussi le temps nécessaire pour préparer le meurtre et pour le meurtre lui-même.
Plusieurs douzaines de SS utilisaient des fouets et des baïonnettes aiguisées pour conduire les femmes au bâtiment des chambres, où, après avoir gravi trois marches et pénétré dans le couloir, les askars comptaient 750 personnes dans chaque chambre. Les femmes qui hésitaient à entrer étaient frappées à coup de baïonnettes dans le corps par les askars, le sang coulait et c'est ainsi qu'elles étaient conduites dans l'endroit diabolique. J'ai entendu la fermeture des portes et les gémissements et les cris perçants ; j'ai entendu les cris désespérés en polonais et en yiddish, les lamentations à glacer le sang des enfants et des femmes et ensuite un seul cri, terrifiant... Cela dura quinze minutes. La machine fonctionna pendant vingt minutes et après vingt minutes, ce fut très calme, les askars ouvrirent les portes de l'extérieur, et moi, avec les autres ouvriers choisis comme moi dans de précédents convois, sans aucun tatouage ou insigne - nous allâmes travailler.
Nous avons traîné les corps des gens qui étaient vivants quelques instants auparavant ; nous utilisions des courroies en cuir pour les traîner vers les énormes fosses préparées, et pendant ce temps, l'orchestre jouait. Il jouait du matin au soir ...