L'appel du matin n'est jamais très long

Une heure après le réveil, nous nous alignons devant le Block et nous sommes passés en revue par le Blockältester qui administre les coups si la tenue n'est pas impeccable. Minutieusement, il nous compte et recompte, puis, sur une tablette protégée d'un verre à glissière, il inscrit l'effectif des détenus. Nous attendons en silence, au garde-à-vous, dans l'air glacial du matin, sous la pluie ou la neige. Enfin, la cloche sonne. Au pas cadencé, nous partons vers la place d'appel. Tous les projecteurs sont allumés; l'escadron des Blockführer SS est au complet, massés devant l'entrée principale. Nous rejoignons la place assignée au Block. Un silence pesant succède au martèlement des claquettes et des souliers sur le sol. Chaque SS s'avance vers son Block, reçoit la tablette, nous compte à son tour. Les claquements de talons, à son passage, nous renseignent sur son approche. Le compte arrêté, il signe la tablette et la rend.

Cette formalité remplie, un commandement retentit : "Still-gestanden" (garde-à-vous!) suivi de "Mützen ab" (bérets retirés !). Très puissant, un immense projecteur s'allume au sommet du mirador de la porte d'entrée et vient découper un rond lumineux au centre de la place. Le commandant paraît. Ces bandits ont le sens, le génie du grandiose. Cette place tout illuminée, ces vingt mille détenus alignés dans un silence religieux et ce commandant qui s'avance, rigide, sanglé dans son uniforme, qui s'arrête et se dresse dans son auréole de lumière, tout comme un dieu, c'est un spectacle absolument hallucinant. Les chefs de Block rejoignent au pas de course l'allée centrale, tablettes en mains, et s'alignent suivant un ordre immuable. Le commandant fait un signe; l'appel commence. Block après Block, le Rapportführer pointe sur un tableau. Une cinquantaine de Blocks, vingt mille détenus, jamais d'erreur! Le commandant se retire. En s'en allant, il emporte son soleil... Les lumières s'éteignent. La grande parade est terminée. Au commandement de "Mützen auf!", chacun se recoiffe de son béret. C'est la dislocation pour un nouveau regroupement, celui des kommandos de travail.

Voilà pourquoi l'appel du matin n'est jamais très long ; on a besoin des hommes sur les chantiers et dans les entreprises à l'extérieur du camp.

 

Marcel COURADEAU, in Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l'Amicale d'Oranienburg-Sachsenhausen, Paris, ed. Pocket, collection Terres humaines, 2005, pp.107-108.