Nous ne savions pour ainsi dire rien de ce qui se passait. La veille de Pâques, il y eut à Nordhausen, à 7 kilomètres du camp, un terrible bombardement. Le 2 avril au matin, nous voyons avec surprise par notre petite lucarne les SS démonter la potence et en jeter les morceaux à droite et à gauche. Ils détruisaient les témoignages de leur cruauté.
Vers midi, nos cellules s'ouvrent brusquement et on nous jette à chacun une boîte de conserves et une boule de pain. Ignorant tout des événements en cours, cette générosité subite nous laissa quelque peu ahuris. Toutefois, dans la soirée du 3 au 4 avril, nous devions avoir encore un moment de frayeur en voyant abattre dans la cour de la prison une dizaine d'Allemands détenus politiques.
Alignés sur un rang, ils eurent l'honneur de causer avec le chef du camp qui, aimablement, leur offrit une cigarette, puis vint l'ordre bref de se mettre à genoux et rapidement, d'un coup de revolver dans la nuque, les détenus anti-nazis furent tués.
Le 4 au matin, les cellules s'ouvrent au cri désormais bien connu des Français : « Raus, Raus », mais nous n'étions pas sans appréhension. Qu'allions-nous devenir ? On nous jette à chacun une paire de chaussures au hasard, sans tenir compte des pointures, de sorte que plusieurs détenus marchèrent pieds nus. En arrivant au camp, nous nous apercevons qu'on évacue. On nous dirige vers la gare où nous trouvons 7 à 8 000 camarades prêts à être embarqués. La veille, un contingent équivalent était déjà parti.
Nous étions 100 à 150 par wagon de marchandises découvert. Nous ne manquions point d'air, mais, par contre, nous étions exposés à la pluie et au froid. Plusieurs camarades des wagons voisins me firent signe et profitèrent des rares arrêts où l'on pouvait descendre pour venir me voir. Tous me dirent combien ils avaient été inquiets sur mon sort pendant ces cinq mois de cellule.
Certains ne me reconnaissaient pas, tant les souffrances physiques et morales m'avaient ravagé. Durant six jours et six nuits, nous avancions, puis reculions, tantôt en direction de Hanovre, tantôt en direction de Hambourg ; voyage angoissant et pénible.
Nous étions surtout tenaillés par la faim, car nous n'avions plus rien touché, depuis la généreuse distribution en cellule.
Puis, vint la fatigue, car nous étions trop serrés pour pouvoir nous asseoir. Hélas, de nombreux camarades succombèrent. À peine morts, ils étaient dépouillés par les survivants qui cherchaient à se garantir du froid. La mort était devenue pour nous une chose si naturelle qu'on s'asseyait ou se couchait sur les cadavres, sans le moindre égard.
Trois fois durant ces six jours, les SS nous firent creuser des fosses en bordure de la voie. Des centaines de morts y furent enterrés et la terre étrangère recouvre ces tombes collectives sans que la moindre croix ou le moindre symbole en marque l'emplacement.
Enfin, on nous débarque, après six jours, à Celle, à une dizaine de kilomètres du camp de Bergen-Belsen. La plupart des détenus étaient usés, à bout de force. Les pauvres malheureux qui ne pouvaient plus marcher étaient jetés dans les fossés le long de la route et achevés par les SS. J'étais, moi-même exténué par cinq mois de Bunker, je ne pouvais plus marcher et je ne fus sauvé que par le dévouement de camarades qui m'entraînèrent, notamment Paul Chandon-Moët qui me porta littéralement.
Le camp de Bergen-Belsen est tristement célèbre. Il faudrait créer un langage plus puissant que le nôtre pour décrire en traits de feu et de sang l'horreur d'un tel charnier. Le camp de Belsen était à ce moment surpeuplé par plus de 51 000 détenus hommes et femmes. Le typhus y régnait et une moyenne de 500 personnes y mouraient chaque jour. Il y avait au moins 7 000 cadavres épars dans le camp.
La plupart des détenus fuyaient les baraques contaminées et logeaient sous des tentes qu'ils purent monter dès le départ des SS. Les 1 700 Français, venant de Dora et Ellrich survivants du convoi, eurent la chance d'être mis dans la partie du camp de Bergen non contaminée par le typhus.