Nous étions dans ce convoi depuis deux jours, évacués de Czestochowa, en route vers notre nouvelle destination. Je me souviens très bien de ces images pleines d’espoir qui défilaient dans ma tête. Aucun bruit ne nous parvenait de l’extérieur, il faisait nuit noire. Mon imagination naviguait. Les portes allaient s’ouvrir, ce chef de camp, au visage jovial, allait nous accueillir avec bienveillance. Je me souviens parfaitement bien de cet espoir que je ressentais en moi. […]
Le jour commençait à poindre à travers les interstices du wagon, lorsque les portes coulissèrent avec fracas et s’ouvrirent. Un paysage blanc et glacial nous a accueillis. Encore plus glaciales, les premières images. Les SS alignés le long du convoi, avec bergers allemands, hurlant des ordres pour nous faire mettre en rangs. Je basculais de mon rêve en plein cauchemar. Je revois les miradors au- dessus de nos têtes, avec mitrailleuses pointées sur nos têtes. Les barbelés, et surtout la grande porte, l’entrée du camp de Buchenwald.
Je me sentais pris dans un tourbillon d’irréel, de fin du monde. Nous étions dans le monde concentrationnaire. L’ultime marche vers l’horreur, imaginée par les nazis.
La suite des évènements me revient par flashs, plus ou moins nets. La pression de la main de mon grand-père dans la mienne, pour me rassurer. Il était toujours là pour me protéger. Je réalise de plus en plus la chance que j’ai eue d’avoir presque toujours près de moi une maman, un grand-père, pour me tranquilliser.
Je nous revois dans une grande salle, complètement nus, tremblant de froid, alignés les uns contre les autres. Une image bien précise, avec beaucoup de netteté. Je me trouvais à la droite de mon grand-père, serrant ma petite main dans la sienne. Il me disait de ne pas avoir peur. Où puisait-il cette force alors que, parfaitement conscient de notre situation, il devait être bien plus terrorisé que moi ? De nouveau, tout est flou dans ma mémoire.
Nous sommes passés sous des douches, avec appréhension. Des rumeurs entendues, enfouies dans nos mémoires qui ressurgissaient... Je me souviens d’une grande bassine, il fallait s’y tremper entièrement. Je me souviens de la peur que j’ai ressentie, j’ai pensé à la mort. Je ne voulais pas, j’ai résisté. Une main puissante s’est posée sur ma tête et m’y a enfoncé. Ç’a été très rapide.
Vague souvenir d’un passage dans une autre salle, où l’on nous a distribué des habits. C’étaient nos premiers uniformes rayés. Jusqu’à Buchenwald, dans les camps où nous avions été internés, nous avions toujours pu conserver une partie de nos affaires. Sur ce plan également, Buchenwald a marqué une rupture totale avec le monde que nous avions connu. Et puis, nous nous sommes retrouvés dans notre premier Block. Je suis presque sûr que c’était le Block n° 63. Je me souviens d’avoir ressenti un grand soulagement. Il y avait un peu de chaleur, on nous a servi une ration de nourriture. Je recommençais à me sentir en sécurité, mon grand-père à mes côtés, qui me protégeait.
Notre camp, dit « le petit camp », se trouvait, me semble-t-il, à l’extrémité du complexe concentrationnaire de Buchenwald. Derrière notre Block, je me rappelle seulement les barbelés, champs et miradors. Block n° 66. Seulement des enfants. Au bout de combien de temps y ai-je été transféré ? Quelques semaines, me semble-t-il. Situé à part, mais à proximité du 63, où mon grand-père est resté. J’ai le souvenir d’une clôture de barbelés qui nous séparait. C’est là que nous nous retrouvions. Nous nous parlions à travers, nous nous regardions, il me caressait le visage. Il était triste. Quelque chose semblait cassé en lui. Notre séparation avait rompu le dernier lien qui le maintenait encore accroché à la vie.
Pour moi, de me trouver avec les autres enfants, je me souviens d’une atmosphère plus détendue, moins oppressante, un certain espoir. Je me remémore, en particulier, une soirée. La température était douce, il flottait dans l’air un parfum printanier. Nous avions nos cœurs plus légers. Assis par terre, en cercle, nous chantions. C’est pendant cette soirée que j’ai entendu mes camarades fredonner Arim deim Faier (« Autour du feu »). Un chant nostalgique et plein d’espoirs. Depuis, lorsqu’il m’arrive d’entendre cette mélodie, ce sont ces instants que je revis au plus profond de moi-même. Ce soir là, une petite lueur d’espoir semblait nous parvenir de notre longue nuit.
Parmi nous se trouvait un garçon nommé Élie Wiesel. Le destin était en marche. Qui aurait pu le prévoir ? Grâce à ses écrits, j’ai pu situer certaines dates et me remémorer des instants que nous avons vécus ensemble.
Notre libération approchait. Cela se percevait à travers l’atmosphère qui régnait dans le camp. Le bruit des canons se rapprochait. Une surveillance nettement relâchée, on sentait la fin.