Je retrouve la Strafkompanie au block 13 du grand camp

Je retrouve la Strafkompanie, mais cette fois au block 13 du grand camp. Dès que nous rentrons le soir au block 13, nous quittons nos brodequins de marche et chaussons les claquettes en bois du camp. Nous rangeons notre havresac sur une planche à hauteur d'homme, toujours à la même place, afin de le récupérer rapidement le lendemain matin, les derniers sortis étant copieusement frappés. Or, ce matin-là, mon sac n'est plus à sa place. J'en prends vite un autre. A ma grande surprise, il est beaucoup moins lourd. Sans réfléchir je me dis "Quelle aubaine"; et j'enfile les bretelles en courant vers notre lieu de rassemblement entre les blocks 13 et 14. C'est là que nous attendons au garde-à-vous la fin de l'appel et l'évacuation de la place pour commencer notre marche, car les pestiférés de la Strafe ne doivent pas se trouver avec les autres détenus.

Satisfait de mon nouveau sac, j'en parle aux copains. Je ne suis pas le seul dans mon cas, coïncidence bizarre et inquiétante, d'autant plus inquiétante que le bruit court maintenant d'un contrôle des sacs. Les anciens chefs de block et Vorarbeiter, pensionnaires privilégiés de la Strafe, prévenus la veille, ont en conséquence laissé à d'autres leurs sacs trafiqués.

Oui, il y a bien contrôle lors d'un passage devant la grande porte du poste de garde. Mon tour d'inspection arrive. Je soulève mon sac déposé à terre. L'officier SS s'aperçoit qu'il a l'air d'un ballon dégonflé tellement il est allégé. Il me regarde sans rien dire. Les autres SS ricanent. C'est alors que Jakob* se dépêche d'intervenir pour minimiser mon cas pendant qu'il me gifle à deux reprises. Pour moi, l'incident est clos. Il n'en est pas de même pour d'autres. On leur donne deux sacs à porter, vingt-cinq kilos de sable. Après plusieurs tours de piste, ils s'écroulent. On les traîne devant le poste de garde, puis au Revier. Deux ne reviendront plus.

Au block 13 aussi nous nous organisons mieux, en particulier à table. Nous n'avons pas de gamelles personnelles. Elles nous sont distribuées avec la soupe par le chef de table qui est toujours un Allemand. Selon la nationalité annoncée: « Deutsche... Polen... Franzosen... » etc., la louche est plongée au fond du bouteillon ou reste à la surface. De plus, il n'est pas rare que dans la transmission de main en main jusqu'à l'autre bout de la table, des gamelles soient un peu dégarnies au profit de celles qui sont déjà servies. C'est pourquoi notre groupe de Français, qui s'est notamment renforcé de Roland Rondeau, lequel a tenté de s'enfuir de Falkensee, réussit à s'incruster à l'extrémité d'une table où commence le service et veille à ce que chacun ait sa ration.

Un dimanche, nous croyons avoir un repas de roi pour une visite d'autorités SS. Depuis une heure, nous sommes debout autour des tables, rasés, lavés, récurés comme le block l'a été dès 4 h 30 du matin. Enfin, les deux guetteurs placés derrière une vitre par le chef de block l'avertissent de l'arrivée des visiteurs. Garde-à-vous, silence de mort. D'un regard inquisiteur, l'officier supérieur SS, entouré de subalternes, scrute les cent détenus. Un bouton mal cousu, un regard mal jugé et c'est la certitude des vingt-cinq coups sur les fesses et d'une séance de sport. Avant de repartir, l'officier tapote de sa cravache les bouteillons qui attendent. Il demande au chef de block ce que nous mangeons aujourd'hui. Nous salivons en entendant la réponse nette et claire: « Erbsen » (petits pois). En fait, c'est le rutabaga habituel...

* Quand un déserteur de la Wehrmacht nommé Jakob entre au camp directement par la Strafe à l'été 1943 et concentre sur lui toute la fureur des SS, des surveillants et des Allemands du block 13, il n'y a que les Français à ne pas le rejeter. Quelques mois plus tard, Jakob devient le chef du block 13.

Bernard MERY, in Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l'Amicale d'Oranienburg-Sachsenhausen, Paris, ed. Pocket, collection Terres humaines, 2005, pp.317-319