Je pense à Mala qui nous disait de tenir et de vivre

Et  je pense à Mala qui nous disait de tenir et de vivre.
Elle fut notre héroïne à Birkenau. Elle était juive de Belgique, elle parlait de nombreuses langues, elle avait à ce titre eu le droit de circuler et en profitait pour aider tant qu'elle pouvait. Un jour, elle s'est échappée avec son amant, un Polonais résistant déporté, tous deux déguisés en SS dans une voiture. Tu as forcément entendu cette histoire. Car il en manquait deux à l'heure de l'appel. Tu sais comme la machine nazie enrage d'en avoir perdu deux, même si nous sommes déjà 50000 ou 100000 - comment savoir ? - derrière leurs barbelés. Probable que comme nous, vous avez été maintenus des heures debout en rang, ils comptaient et recomptaient, je me demande si ce n'est pas cette fois-là qu'ils nous ont laissées à genoux dehors toute la nuit luttant de nos dernières forces contre la tentation de se laisser tomber et donc de mourir. Mala a été rattrapée trois semaines plus tard à la frontière tchèque, dénoncée par des paysans polonais. Son amant s'est rendu, il ne voulait pas qu'elle pense qu'il avait parlé. Il a été pendu tout de suite. Elle a été mise des semaines au bunker, dans l'une de ces cellules où l'on rentre en rampant pas et l’on ne peut même pas s’asseoir. Et puis un jour, ils ont ordonné que les Aryennes soient bouclées dans leurs baraquements et les juives rassemblées sur la place du Lager B. Nous étions des milliers en rang par cinq, moi devant comme d'habitude, je suis si petite. La potence était dressée, avec son nœud coulant, juste devant se tenaient les chefs SS du camp. Elle est arrivée debout dans une charrette tirée par des déportées, elle était vêtue de noir, les mains ficelées dans le dos, la mise en scène était totale. Le commandant SS Kramer hurlait qu'aucune de nous ne sortirait de là vivante, nous n'étions que de la vermine, des sales juives. Et tandis qu'il hurlait, je voyais quelque chose couler le long d'elle, son sang! Quelqu'un lui avait manifestement fourni une lame, elle avait coupé ses cordes, puis ses veines, elle choisissait sa façon de mourir. J'étais fascinée par ce sang qui s'échappait et leur échappait tandis que Kramer hurlait sa toute-puissance. Soudain, l'un des officiers SS a vu, il l'a attrapée par le bras, mais elle était détachée, alors elle l'a giflé, il est tombé, et profitant des quelques secondes que lui offrait le désordre, elle s'est mise à parler en français, « Assassins, vous aurez à payer bientôt », puis à nous toutes, « N'ayez pas peur, l'issue est proche ; je sais que j'ai été libre, ne renoncez pas, n'oubliez jamais. » Ils l'ont remise à toute vitesse dans la charrette, ont ordonné qu'on soit enfermées dans nos blocs. Blocksperre ! Bien des versions ont couru ensuite sur la façon dont ils l'ont finalement tuée, ils l'auraient pendue ailleurs, ou bien jetée vivante dans le crématoire. Longtemps nous avons parlé d'elle. Mais nous n'avions pas cru à ses promesses.

Marceline LORIDAN-IVENS, Et tu n'es pas revenu, Paris, Grasset, 2015, extraits entre les p.57 à 60