Je ne vous ai pas encore décrit ce “Konzentrazion Lager”

Mais je suis déjà en train de vous expliquer la vie dans le camp, alors que je ne vous ai pas encore décrit ce même “Konzentrazion Lager”. Imaginez un rectangle de 500 sur 700 m. Les côtés de ce rectangle correspondent aux quatre points cardinaux. Avant d'entrer dans le camp des déportés, il faut traverser la caserne S.S. qui a eu jusqu'à 4000 soldats d'effectif. [...]

Nous arrivons alors, sur une immense place horizontale et dégagée de 200 mètres de long sur 80 mètres de large, c'est l'Appellplatz (place d'appel). Sur notre gauche, deux rangées de blocks allant du n°1 au n°7 et du n°8 au n°12 s'étagent sur le flanc de la montagne, en paliers creusés de mains d'hommes dans la roche même. [...]

On accédait à ces blocks par un immense escalier de 4 mètres de large et de plus de 100 marches en granit. C'était un véritable calvaire en période de gel et de verglas, car ces marches, devenues par l'usage irrégulières, étaient très glissantes, surtout avec nos galoches de camp à semelles de bois. C'était encore plus pénible quand il fallait remonter, depuis la Küche (cuisine), qui se trouvait au bas de ces escaliers, des marmites isothermes de 50 litres de soupe à deux hommes. Il ne fallait pas laisser tomber les marmites, sous peine de sanctions graves : 25 coups de Gummi sur les fesses, et il ne fallait pas tomber soi-même, sous peine de se briser les os, ce qui arrivait assez souvent. En fait cet escalier était un test de bonne santé, celui qui ne pouvait plus le gravir était condamné à mort, massacré sur place par les policiers du camp.

Du même côté de la cour d'appel et derrière la désinfection étaient situés, sur deux rangs, de chaque côté d'une allée pavée qui menait au "Bunker" (prison du camp), les blocks n°13, 14 et 15. Le 13 était celui de la cantine du camp et de la "Kammer" (magasin d'habillement). Le n°14 dépendait du Revier et était réservé aux malades atteints du typhus. Le n°15 était un magasin d'objets divers, literie, couchage, etc… De l'autre côté de l'allée menant au Bunker. Les blocks du "Revier" (Infirmerie) proprement dit les n°16, 17, 18.

Le block 17 était le Revier proprement dit, avec salle de visite et de soins, salle d'opération du Docteur Heinrich Schmitz où celui-ci, jusqu'au mois d'octobre 1944 pratiqua l'euthanasie par injection de phénol, novococaïne et tuberculine à forte dose et exécuta de la sorte plus de 300 déportés. Crime qui fut constaté par le tribunal américain de Dachau en 1944. Le Docteur Heinrich Schmitz fut condamné à mort et exécuté par pendaison le 25 novembre 1948 dans la prison de Landsberg sur Lech. Néanmoins les médecins S.S. qui l'avaient précédé, en particulier le Docteur Trommer avaient pratiqué ce genre d'exécution avant lui, ce qui porte à plus de 500 le nombre des morts par exécution au Revier de Flossenbürg…

Le block 18 était le block de quarantaine réservé en particulier aux malades qui avaient échappé au typhus, à la typhoïde ou à la tuberculose, ce block possédait une cour fermée d'une clôture de barbelés et un Kapo en surveillait l'entrée. J'y résiderai quelque temps, quelques jours avant la libération du camp, au mois d'Avril 1945.

Le block 19 était celui des enfants de moins de 18 ans et donnait immédiatement sur l'Appelplatz. Le mât gibet avec deux crochets était à 20 mètres de la porte de ce block. Ce block était fréquenté par les différents Kapos du camp qui y venaient choisir des mignons, qu'ils récompensaient d'un litre de soupe ou d'un morceau de pain. Tout enfant qui refusait ce genre de commerce dégoûtant était condamné à mort, à plus ou moins brève échéance.

Les blocks 20, 21, 22 et 23 qui avaient été à l'origine, destinés à recevoir 1200 prisonniers de guerre soviétiques, avaient été transformés au moment où j'entrais dans ce camp, les trois premiers, en blocks de quarantaine et le dernier en "Schonung" (repos). Or ce block était plutôt l'antichambre du repos éternel, il était en fait le plus proche du four crématoire. Il était commandé par un Kapo particulièrement dur qui battait et abattait les prisonniers dont il avait la garde à coup de manche de pioche.

Pierre BEUVELET, Soixante années ont passé !... Un quart de siècle... Une tranche de vie !, Tome II, La Drôle de Guerre - Réseau Brutus - Prison Saint Michel - Auschwitz  - Buchenwald - Flossenburg, in « Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux », Collection Michel El Baze, réalisée dans le cadre de l’Association Nationale des Croix de Guerre, Nice, 1989, pp.46-48