Je devais utiliser cet événement horrible pour essayer de rendre service aux jeunes

[…] Me taire et laisser en moi tout ce que j'avais vécu à Auschwitz­-Monowitz n'était pas un choix intellectuel, mûrement décidé. Tout simplement, je ne pou­vais pas faire autrement. Le choix ne m'a pas été laissé car je devais d'abord résoudre certains pro­blèmes qui m'ont posé de grandes difficultés. Plusieurs années de travail sur moi-même ont été nécessaires pour m en sortir.

Consciemment, je me rendais compte que si j'avais dû raconter les choses, toutes les choses, à mon retour, personne ne m'aurait cru. Alors je me suis enfermé sur mon silence et je n'ai rien dit.

A posteriori, j'ai pris conscience que cet enfer­mement, ce silence sur le passé qui refaisait sur­face sous forme d'angoisses, de cauchemars ... me conduisait à prolonger le silence. Oui, aussi curieux que cela puisse paraître, le silence génère le silence, comme si on s'enfermait dans un cercle Vicieux.

Peut-être me serais-je tu encore longtemps si une amie, professeur d'histoire dans un grand lycée parisien, ne m'avait invité à venir parler à ses élèves de terminale. Pendant longtemps, j'ai refusé d'y aller. Je ne voulais pas. Je me disais: « Ça te fait mal, alors tais-toi. » N'en parlant ni à mes enfants ni à mon épouse, pourquoi aurais­-je dû en parler à d'autres enfants?

Et un matin, alors que mon amie continuait à m'appeler régulièrement, il s'est passé une chose absolument magique. En me rasant, face à mon miroir, j'ai eu d'un seul coup la sensation d'avoir en face de moi un étranger, quelqu'un que je ne connaissais pas, qui, comme moi, se rasait, mais de la main gauche. Un vieux monsieur, avec un visage plein de rides et des poches sous les yeux. Les miroirs ne sont pas fidèles, vous savez, ils renvoient de nous l'image qu'on souhaite voir ! Je voulais toujours être un homme jeune et c'est ce reflet qu'auparavant je voyais. Ce matin-là, prenant conscience que j'étais devenu un vieux bonhomme, j'ai eu honte de ma lâcheté. Je me suis dit: « Tu es un lâche, mon vieux, car si tu ne vas pas parler aux enfants, c'est uniquement parce que tu ne veux pas souffrir. Tes parents, ta petite sœur et tous ceux qui sont morts là-bas sont donc morts pour rien ! » Non pas qu'il faille donner une justification à la mort de mes parents et de ma petite sœur, ce serait trop atroce de penser cela ! Leur mort est absurde et rien ne peut la justifier.

Mon devoir m'est apparu alors clairement: je devais utiliser cet événement horrible pour essayer de rendre service aux jeunes, en leur per­mettant d'ouvrir les yeux sur le monde et la folie de certains hommes. Dans ce seul but, et dans celui-ci uniquement car je ne voulais pas que ma vie concentrationnaire devienne une exhibition, j'ai accepté d'aller témoigner dans cette classe de terminale.

Mais je n'y suis pas allé seul tant je paniquais à l'idée de me trouver devant des jeunes de dix-­sept, dix-huit ans. J'avais tellement la frousse que j'y suis allé avec un de mes amis, Pierre V., déporté lui aussi mais parce qu'il était résistant, au camp de Buchenwald-Dora. Pendant deux heures, nous avons parlé avec ces enfants et ça s'est très bien passé. Nous prenions tour à tour la parole pour que l'autre puisse se reposer. A l'issue de ces deux heures, nous nous sommes regardés, heureux que cela se termine aussi bien et satisfaits aussi d'avoir mené à son terme cette intervention qui nous paraissait impossible.

Et puis d'un seul coup, il y eut un moment d'émotion rare. Deux ravissantes élèves se sont levées, l'une d'origine africaine, l'autre euro­péenne, et elles ont récité un poème en se don­nant l'une l'autre la parole, comme deux instruments de musique au sein d'un orchestre symphonique. Ce poème écrit par l'un des pro­fesseurs de français présents dans la salle évoquait « l'étoile jaune ».

À Clermont-Ferrand, je ne l'avais pas portée, mais cette étoile voulait dire tant de choses pour moi que je me suis mis à pleurer de façon convul­sive, je ne pouvais plus m'arrêter. Mon copain, non juif pourtant, ému peut-être par le poème et sûrement par mes larmes, s'est jeté dans mes bras, en pleurant également. C'était pitoyable, deux gamins de soixante ans dans les bras l'un de l'au­tre et pleurant à chaudes larmes !

Ensuite, mon amie a donné mes coordonnées à d'autres professeurs, et c'est comme cela que, par un effet boule de neige, j'ai commencé mon « travail de mémoire» en allant dans les classes rencontrer les adolescents. Je l'ai fait à un rythme tel que, durant l'année scolaire 2004-2005, je suis intervenu devant cinq mille sept cents enfants (je me suis amusé à les compter !).

Sam BRAUN, Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu. Entretiens avec Stéphane Guinoiseau, 2008, pp.173-177