Images de femmes au Lager ...
Odette ...
Une rencontre durant les neuf jours de Birkenau, l'éternité dans la baraque, cette zone indéfinie qui ne menait nulle part. C'est dans ce hangar que j'ai connu cette jeune femme.
Armée d'une louche, elle versait le « café » à la file de zombies étirée devant elle.
Elle travaillait au Canada. Hommes et femmes vivaient dans des camps séparés, mais dans ce kommando il semblait y avoir une certaine mixité dans le travail.
C'était une ancienne du camp, une Française du VIIIe arrondissement de Paris. Elle avait l'âge de ma sœur, dix-huit ans.
La mousse blonde sur son crâne, regain de ses cheveux tondus, transparaissait sous le foulard rouge qui la coiffait. Elle possédait un sourire tendre, qui faisait douter de la réalité qui nous entourait.
Je regardais cette fille, débarquée là comme un météore inconnu, comme si les femmes ne devaient pas avoir accès à cette planète de braises. Elle survivait à Birkenau, et c'était le seul être de la baraque à conserver un aspect humain avec cette jupe et cette veste rayées, ce visage poudré de quelques taches de rousseur, comme du soleil filtré posé sur des pommettes hautes, juste sous les yeux très pâles. Alors que les voyageurs du train fantôme avaient maintenant les visages nivelés, devenus identiques par l'érosion de la fatigue, de la famine, de la crasse, de la peurs des gueules ravagées par l'angoisse, qui commençaient à ne plus être décryptables, elle, Odette, je pouvais encore la décrire, parler des taches de son sur la peau, de l'éclair du regard.
J'ai été éperdument amoureux d'elle durant les quelques heures, réparties sur neuf jours, où nous nous sommes croisés. Comme dans tout amour, le temps n'existait plus mais il était là remplacé par la certitude de l'éphémère. Tous nos sentiments étaient décuplés par l'impression que tout pouvait s'arrêter à chaque seconde, que l'intervention d'un SS pouvait envoyer l'un ou l'autre, ou les deux, à une mort immédiate. C'est peut-être cela l'amour véritable, un vécu intense dans la perception d'une disparition imminente.
J'ai vécu ma rencontre avec Odette comme une histoire d'amour unique, sans aucun contact physique, l'histoire qui ne peut pas exister, aventure irréelle rêvée par des fantômes.
Dans ce lieu cerné par les flammes (c'était l'époque où les crématoires ne suffisant plus, des corps étaient cramés dans des fosses en plein air), dans cet univers que nous n'arrivions pas à accepter parce qu'il était inacceptable, elle était, avec son sourire, son regard bienveillant, sa langue que je comprenais, tout ce qu'un homme pouvait espérer, la tendresse, l'amour, la vie. Tout ce que seule une femme peut offrir. Elle était une femme. C'est tout.
Nous nous sommes regardés ... envahi, quant à moi, par une chaleur amicale, comme si nous reprenions soudain un dialogue commencé ailleurs, dans une autre vie, à un milliard d'années-lumière.
Elle a versé le café dans ma gamelle et posé la question rituelle.
- D'où es-tu ?
Est venu l'échange des prénoms, comme un cadeau. Elle n'est qu'un numéro et moi je ne suis qu’en transit entre ma vie passée et ma mort, peut-être imminente.
- Je m'appelle Odette.
- Et moi, Joseph. Mes amis m'appellent Jo.
Bavardages. La France, telle que je l'ai laissée derrière moi. Je lui raconte L'Éternel Retour, le dernier film que j'ai vu avant d'être arrêté. Elle m’écoute.
Nous avons vécu, côte à côte, partagé une joie indicible lorsqu'un ancien nous a dit que Paris était libéré.
Nous nous sommes revus presque chaque jour, durant quelques minutes, jusqu'à l'instant de la séparation, échangeant quelques mots, nous offrant mutuellement une tendresse qui ne se traduisait que par les paroles insignifiantes du quotidien, avec toujours, l'un ou l'autre posant une question stupide: « Ça va ? »
Ce jour-là ...
Elle est arrivée à l'improviste, seule.
- Salut ! Je t'ai apporté du café.
Odette m'a tendu un gobelet rempli du liquide noir habituel.
- Bois vite, je ne peux pas rester là.
La boisson est à peine tiède, mais le goût sucré en fait une offrande unique.
Et foudre accumulée depuis des jours, le tonnerre caché dans les planches, l'orage qui couvait chez chacun, la peur refoulée, l'angoisse mal maîtrisée, les vagues de la mer lorsqu'elles cassent leurs amarres, les vents d'hiver lorsqu'ils sortent du Pôle, les amours des parents et des enfants menacés, la tendresse des couples, la haine et l'idiotie, le courage et la folie, tout a explosé, tout a jailli des tonneaux débondés. L'Océan a vidé ses eaux comme des milliards de seaux géants se déversant d'un même jet, la montagne a balancé ses moraines et ses glaciers comme un gamin furieux qui brise ce qu'il possède, la terre s'est fendue exhibant ses entrailles de feu, les raz de marée ont hissé leurs tempêtes, les torrents ont quitté leurs conduites forcées pour s'écrouler là, dans un commandement sec formulé par un SS.
- Les hommes, rassemblement ! Tous les hommes, les hommes seulement !
Une équipe de gardes s'est encastrée dans l'ouverture de la porte, et les premiers hommes, les célibataires, les isolés, ont franchi le seuil.
A l'arrière-plan, dans la pénombre des planches, les couples se quittent, s'arrachent l'un à l'autre, les enfants restent près de leurs mères.
Un SS fait son entrée dans la baraque. Le lent goutte-à-goutte des hommes coule vers la sortie. Happé par le courant, je suis.
Le nazi fait un pas, aperçoit Odette.
- Qu'est-ce que tu fais ici ?
Au garde-à-vous, la jeune fille explique.
Le flot s'est arrêté. Les hommes, immobiles, regardent.
- Tu n'as rien à faire là.
La main est partie à la volée. Une gifle.
Retour du pendule. Une gifle. La paume. Le dos de la main. Le quart d'aluminium vole dans l'espace. Odette vacille. Les autres regardent. La main repart. Bruit, gifle, dos, paume, bruit, gifle, sanglot; commandement, mouvement. Les hommes sortent, tous.
- Zu fünft, par cinq, los, schnell los !
Et la colonne marche vers une longue table garnie de paperasses où nous attend une équipe de tatoueurs.
Je n’ai jamais revu Odette.