Pendant trois jours et trois nuits, nous avons vécu tout ce qui, en horreur, dépasse les bornes de l’imagination. S’en souvenir, c’est demander si l’on n’a pas été l’objet d’une hallucination.
L’effectif du Block où nous sommes enfermés est déjà au complet ; nous venons y ajouter la population de plusieurs Block. Nous devons rester debout, il n’est pas question de se coucher, à peine s’asseoir. Nous sommes si serrés, si comprimés que la respiration est coupée, qu’il est impossible de faire le moindre geste.
Par jeu, les Kapo passent et repassent dans la marée humaine en fendant les crânes à coup de bâton ; il y a du sang partout. Chaque homme, conscient de l’importance de l’épreuve qu’il traverse, lutte farouchement pour la vie ; transformé en brute déchainée, il est prêt à tuer pour vivre.
Le mouvement incessant de flux et de reflux, qui remue la foule innombrable, rejette au fond du Block, comme les déchets d’une tempête, l’autre foule, celle des malades. Ils forment un tas où s’entremêlent morts et vivants [...]
La soupe est servie dehors, dans la cour, au milieu des cadavres. Les mourants sont jetés nus dans la neige, qui les recouvre lentement. Ils sont une quantité qui s’acharnent à ne pas vouloir mourir. Ils sont assis, les yeux exorbités, perdus dans on ne sait quel rêve extraordinaire. Ils semblent ne pas sentir ces morsures cruelles du vent et du froid. Lentement, ils caressent leurs bras, regardent obstinément leurs mains, mangent de la neige. Ils nous observent comme si c’étaient nous qui offrions un étonnant spectacle.
La pâleur cadavérique de leur corps les fait parfois confondre avec la neige qui les recouvre. Poursuivis par les coups de matraque, nous nous empêtrons dans leurs membres raidis. Nous nous écroulons sur eux, sentant contre nous le marbre de leur chair morte.