Ils nous montrèrent comment saboter notre travail

L'usine 2004 se composait de plusieurs bâtiments échelonnés sur les pentes à proximité immédiate de la carrière, le plus grand était le Delta (montage des carlingues). Aucun matériel d'aviation n'était entreposé à l'extérieur et au contraire, de gros blocks de granit étaient dispersés autour de ces bâtiments, ce qui constituait un camouflage parfait pour l'observateur en avion qui prenait tout simplement ces bâtiments très techniques, pour des annexes de la carrière. Le leurre a bien réussi puisque contrairement à Buchenwald, l'usine de Flossenbürg qui, si elle a été plusieurs fois survolée par les avions Alliés ne fut jamais bombardée. C’était un bon camouflage, il y avait des gros blocks de granit, partout à l’extérieur des bâtiments de l’usine

A la fin de l'année 1944, au moment où son rendement est maximum (en septembre - octobre) nous sortions 180 avions complets (sans moteur ni commande) par mois. Mais nous expédions des pièces détachées sur d'autres usines Regensburg et Mauthausen, Floha -in- Sachsen, puisque notre quota d'embases d'aile de ME 109 était de cinquante par jour. [...]

J'avais avec un autre Français un certain Claudius, (de Chagny, où il avait le garage Peugeot), à tenir ma place dans une chaîne de montage d'ailes de Messerschmitt 109. Il s'agissait pour nous de riveter avec des rivets en fer doux, deux éléments métalliques, un d'acier l'autre de duralumin, ces deux pièces qui pesaient dans les 20 kilos, formaient l'embase de l'aile qui viendrait plus tard s'appliquer et s'attacher à la carlingue de l'avion. Nos moniteurs, en fait les titulaires de ce poste que nous allions remplacer, étaient deux Officiers russes Yvan et Sacha, prisonniers à Stalingrad, qui nous reçurent assez froidement d'abord mais quand ils surent que nous étions des Résistants français, ils nous montrèrent comment saboter notre travail.

Sur les 150 rivets, à peine vingt-cinq remplissaient leur fonction. Cela dura du mois de juin 1944 au mois de Février 1945 date à laquelle nous nous fîmes prendre. Le Kontroleur avait trouvé un rivet ovalisé donc mal fait. Par l'intermédiaire du Kapo tchèque Tadek (Professeur à l'Université de Prague), la pièce nous revint par la voie des airs, propulsée brutalement par ledit Kapo. J'eus le temps de la voir arriver et me protégeais le visage avec mes deux bras croisés qui se retrouvèrent couverts de bleus, mais cette maudite pièce rebondit et mon camarade Claudius la reçut en plein visage : bouche fendue, dents cassées. Le Kapo en hurlant cria au sabotage et prit mon numéro, calmé en voyant le visage en sang de mon camarade qui fut soigné avec des pansements de fortune tout s'arrêta là pour lui. Quand à moi je fus appelé hors des rangs à l'appel du soir et on me remit ma nouvelle affectation : Straffkommando (Compagnie Disciplinaire)… […] Dans les comptes-rendus allemands de l'époque, il a été officiellement reconnu que de nombreux Messerschmitt 109 se cassaient aux essais ou dans les combats aériens, cependant, jamais les ingénieurs allemands ne connurent la vérité sur ces accidents, heureusement pour mon camarade et moi car nous aurions été pendus irrémédiablement.Une commission S.S. avait enquêté dans les différents K.L. et était venue nous inspecter à Flossenburg. En leur présence nous nous appliquâmes, Claudius Paris et moi et ils constatèrent que notre travail était fort bien fait. Nous fûmes même félicités car sur les pièces passées dans nos mains, ils avaient pu constater qu’aucun rivet n’avait été loupé et dans le commandement S.S. le doute fut levé. Ce n’était pas du K.L. Flossenburg que venait le sabotage. C’était une grossière erreur qui leur a coûté plusieurs centaines d’avions détruits.

Pierre BEUVELET, Soixante années ont passé !... Un quart de siècle... Une tranche de vie !, Tome II, La Drôle de Guerre - Réseau Brutus - Prison Saint Michel - Auschwitz  - Buchenwald - Flossenburg, in « Les guerres du XXe siècle à travers les témoignages oraux », Collection Michel El Baze, réalisée dans le cadre de l’Association Nationale des Croix de Guerre, Nice, 1989, pp.51-52