Ils attendent le pire - ils n'attendent pas l'inconcevable

C'est à cette gare qu'ils arrivent, qu'ils viennent de n’ importe où.
Ils y arrivent après des jours et après des nuits
ayant traversé des pays entiers
ils y arrivent avec les enfants même les petits qui ne devaient pas être du voyage.
Ils ont emporté les enfants parce qu'on ne se sépare pas des enfants pour ce voyage-là.
Ceux qui en avaient ont emporté de l'or parce qu'ils croyaient que l'or pouvait être utile.
Tous ont emporté ce qu'ils avaient de plus cher parce qu'il ne faut pas laisser ce qui est cher quand on part au loin.
Tous ont emporté leur vie, c'était surtout sa vie qu'il fallait prendre avec soi.

Et quand ils arrivent
ils croient qu'ils sont arrivés
en enfer
possible. Pourtant ils n'y croyaient pas.
Ils ignoraient qu'on prît le train pour l'enfer mais puisqu'ils y sont ils s'arment et se sentent prêts à l'affronter
avec les enfants les femmes les vieux parents avec les souvenirs de famille et les papiers de famille.

Ils ne savent pas qu'à cette gare-là on n'arrive pas.
Ils attendent le pire - ils n'attendent pas l'inconcevable.
Et quand on leur crie de se ranger par cinq, hommes d'un côté, femmes et enfants de l'autre, dans une langue qu'ils ne comprennent pas, ils comprennent aux coups de bâton et se rangent par cinq puisqu'ils s'attendent à tout.
Les mères gardent les enfants contre elles - elles tremblaient qu'ils leur fussent enlevés - parce que les enfants ont faim et soif et sont chiffonnés de l'insomnie à travers tant de pays. Enfin on arrive, elles vont pouvoir s'occuper d'eux. Et quand on leur crie de laisser les paquets, les édredons et les souvenirs sur le quai, ils les laissent parce qu'ils doivent s'attendre à tout et ne veulent s'étonner de rien. Ils disent « on verra bien », ils ont déjà tant vu et ils sont fatigués du voyage.

La gare n'est pas une gare. C'est la fin d'un rail. Ils regardent et ils sont éprouvés par la désolation autour d'eux.                  
Le matin la brume leur cache les marais.
Le soir les réflecteurs éclairent les barbelés blancs dans une netteté de photographie astrale. Ils croient que c'est là qu'on les mène et ils sont effrayés.
La nuit ils attendent le jour avec les enfants qui pèsent aux bras des mères. lis attendent et ils se demandent.
Le jour ils n'attendent pas. Les rangs se mettent en marche tout de suite. Les femmes avec les enfants d'abord, ce sont les plus las. Les hommes ensuite. Ils sont aussi las mais ils sont soulagés qu'on fasse passer en premier leurs femmes et leurs enfants.
Car on fait passer en premier les femmes et les enfants.
L'hiver ils sont saisis par le froid. Surtout ceux qui viennent de Candie la neige leur est nouvelle.
L'été le soleil les aveugle au sortir des fourgons obscurs qu'on a verrouillés au départ.
Au départ de France d'Ukraine d'Albanie Belgique de Slovaquie d'Italie de Hongrie du Péloponnèse de Hollande de Macédoine d'Autriche d'Herzégovine des bords de la mer Noire et des bords de la Baltique des bords de la Méditerranée et des bords de la Vistule.
Ils voudraient savoir où ils sont. Ils ne savent pas que c'est ici le centre de l'Europe. Ils cherchent la plaque de la gare. C'est une gare qui n'a pas de nom.
Une gare qui pour eux n'aura jamais de nom.

Charlotte DELBO, Auschwitz et après. I. Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les éditions de minuit, 1970, pp.10-12