Nous espérions, en arrivant au camp, trouver à boire et à manger. Hélas, le jeûne devait continuer. Vers trois heures du matin, on nous réunit dans une salle avec les autres détenus, lesquels, comme nous, doivent se déshabiller. Nous sommes désormais intégrés dans la masse. Nous défilons devant des SS auxquels nous devons remettre, montres, alliances, bijoux. De crainte de recel, on nous fouille dans la bouche et... ailleurs. Personnellement, n'ayant point d'alliance ni de bague, ayant prétendu être célibataire, je subis une fouille révoltante.
Qu'on me permette de citer le fait suivant dont je fus témoin à cette occasion. Un brave jociste, mort peu après l'arrivée et que je sais seulement être originaire de la région de Dax, avait caché dans sa bouche une petite médaille, souvenir auquel il était très attaché. Très malmené par le SS qui le fouilla, cette brute l'obligea d'avaler sa médaille en proférant un blasphème que j'ose à peine écrire : « Mange ton Bon Dieu, ensuite tu pourras le... rendre ».
Je citerai aussi cet autre fait plus brutal encore d'un camarade, portant une jolie bague qui plut au SS. Ne pouvant la sortir, le monstre lui fit couper le doigt. Mon camarade, me montrant sa blessure en pleurait encore de rage.
Tout arrivant doit passer à la désinfection.
Tout d'abord à la tonte générale où des barbiers improvisés, ricanants, s'amusent de notre confusion et des entailles dont, par hâte ou maladresse, ils lardent leurs patients. Tel un troupeau de moutons privés de leur toison, les détenus sont précipités pêle-mêle dans un grand bassin d'eau crésylée à forte dose. Maculé de sang, souillé d'immondices, ce bain sert à tout le détachement. Harcelées par des matraques, les têtes sont obligées de plonger sous l'eau. En fin de chaque séance, des noyés sont retirés de cet abject bassin.
Une douche suit, c'est le seul moment de bien-être dans cet enfer de camp. Pour se vêtir, chacun reçoit ensuite, sans essayage, quelques vieilles défroques civiles ; chemise, caleçon, veste et pantalon ; chapeau, casquette ou bonnet de nuit en guise de coiffure ; et, comme chaussures, une paire de claquettes, souliers à semelles de bois offrant les inconvénients des sabots sans en assurer les avantages.
Affublés de ces oripeaux de carnaval, nous sommes accueillis par divers bureaux pour y être recensés et immatriculés. Là, notre nom, notre dernier bien, est remplacé par un numéro. Je deviens le numéro 43 652.
Souvent la providence se joue des hommes. C'est à ce moment-là, en effet, au bureau politique, que j'eus l'agréable surprise de rencontrer l'abbé Senger, curé de Maxéville (Meurthe et Moselle) et ami de ma famille. Après m'avoir conseillé de ne jamais déclarer mon état de religieux, il me remit quelques parcelles d'hosties consacrées, fruit de ses messes clandestines. Jusqu'au 4 novembre 1944, je devais constamment garder sur moi la Sainte-Réserve.
Situation étrange, qui me valut une faveur telle que même un prêtre ne peut se l'octroyer en temps normal. Quel réconfort et quel courage j'ai puisé dans cette divine présence ! Aidé par d'autres prêtres et de pieux fidèles, j'en fis largement profiter mes camarades de captivité.
Nous fûmes ensuite dirigés sur un block, grand baraquement construit pour 500 détenus. Je m'y trouvai avec Messieurs Terver, Touvet et Chabaut. Nous tombions de fatigue et nous nous endormîmes promptement. Des hurlements ne tardèrent pas à troubler notre sommeil. Nous recevions, enfin, noter première ration de « jus ». Depuis cinq jours, nous avions été privés d'eau ou de boisson ; nous étions complètement déshydratés. La ration était peu abondante. Aussitôt après cette distribution, eut lieu l'un de ces appels interminables dont tout déporté conserve le cauchemar.
Notre chef de block nous fit savoir que, non compris sur l'effectif de la journée, nous ne toucherions nos premières rations que le lendemain. Sur cette assurance, aiguillonné par la faim, je me mis à la recherche de mes amis sparnaciens et châlonnais arrivés avant moi. Le premier que je rencontrai fut Monsieur Fréby, secrétaire général de la mairie d'Épernay. Je le reconnus à peine : figure fatiguée, cheveux ras, accoutrement ridicule. Malgré les tristes circonstances, je ne pus m'empêcher de rire et le brave Monsieur Fréby de me dire : « Tu as beau rire, tu n'es pas plus beau. Viens voir les autres, il y en a qui sont pire ».