On a fini par l’avoir !

« On l’a retrouvé à quatre pattes, le crâne défoncé. Alors on l’a balancé dans le bassin. Il a fait glouglou, il s’est enfoncé. La vache ! On a fini par l’avoir ! » La vache avait un matricule : 24707. Il avait un prénom : Aloysius, une nationalité : luxembourgeoise. Un triangle rouge, un politique. Cela ne l’avait pas empêché de collaborer avec les SS, d’être parmi les plus durs Kapo du camp. Il détestait les Wallons, les Français, les Juifs bien sûr, et aussi les Russes et les Polonais... Il avait été ignoble.

Depuis des mois, on avait attendu l’occasion de le faire passer en jugement et de le pendre... Le verdict ne faisait aucun doute. Mais on avait prévu un procès. On était de bons petits bourgeois français, patriotes, on devait faire les choses dans les règles...

Le soir même de la libération du camp, toutes ces belles paroles étaient oubliées. Aloysius avait été capturé et jeté à terre. Et les squelettes zébrés avaient commencé par lui cracher au visage puis par lui donner des coups de pied. Chacun avait voulu y aller du sien. On avait commencé par faire la queue. Puis on s’était bousculé. Aloysius avait le visage en sang, un bras et une jambe cassés. Cela ne suffisait pas. Ils s’étaient mis à trois pour soulever un bloc de pierre de vingt kilos et ils avaient écrasé le crâne sous cette masse. Quelques-uns avaient encore défilé devant le corps et distribué des coups de pied symboliques.

« La vermine, ça a la vie dure » avait dit l’un des derniers exécuteurs de la justice populaire, en retrouvant le cadavre, au bord du bassin, à cinq cents mètres du lieu de l’exécution présumée. [...] Bien sûr, il y avait eu ces mois de rancœurs accumulées, bien sûr les crises du Kapo Aloysius étaient de notoriété publique, bien sûr, il y avait eu ce besoin de justice immédiate. Mais cette sainte fureur qui s’était emparée de tous ces hommes qui avaient passé leur temps à rêver d’égalité, de liberté et de justice, ce délire collectif qui l’avait lui-même gagné, il ne l’avait jamais oublié. Et quand on lui parlait de faire confiance aux masses, cette vision lui revenait.

Jean-Claude DUMOULIN, Du côté des vainqueurs : au crépuscule des crématoires, Paris, Éd. Tirésias, 1999, pp.112-113